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Comment se fondre dans la masse ?

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Éduqué avec des valeurs humanistes depuis la plus tendre enfance, j’étais voué à devenir un garçon ouvert d’esprit. Très tôt, mon oncle Thomas m’avait appris à me méfier de l’homme d’un seul livre. Plus tard mon grand-père Blaise, paix à son âme, achevait de me convaincre lorsqu’il rabâchait sans cesse qu’il valait mieux savoir quelque chose sur tout que tout sur quelque chose. Naturellement adolescent, comme beaucoup d’autres à cet âge difficile, je m’efforçais alors de devenir polymathe. Je voulais désormais tout savoir sur tout. Je dévorais les livres avec un appétit gargantuesque. Ma soif de connaissance quant à elle, vous le devinez, était pour ainsi dire pantagruélique. Seulement voilà, à la fin du secondaire, l’enfant naïf qui s’émerveille doit faire place à l’adulte sérieux qui s’engage. Il était temps de prendre une décision et d’actualiser mes potentialités. Or, quoi de plus délicat quand on s’intéresse à tant de choses ! Malheureusement, un trop-plein de possibilités se traduit souvent par une absence de liberté. Pour dissiper l’angoisse existentielle, il fallait s’y résoudre, choisir, et donc forcément quelque part renoncer. La solution s’est finalement présentée d’elle-même, lorsqu’en fin d’année Madame Irma, la conseillère d’orientation qui lit l’avenir professionnel des élèves dans les fiches de l’ONISEP, a mobilisé notre classe pour aller visiter l’usine à idées.

Dès notre arrivée, tous sans exception avons été subjugués par cette chimie acide et détonante qui permet de produire la pensée. Il faut dire que le directeur de l’usine, Monsieur Van Gardt, savait s’y prendre pour susciter l’enthousiasme des visiteurs : « Dans l’idée, tout est faisable, de la notion vague jusqu’aux concepts clés qu’on a su forger dès l’Antiquité… Le plus délicat, c’est de trouver l’idée de départ, l’idée lumineuse qui déclenche le reste. Parfois, un simple mélange suffit. Tenez par exemple, prenez l’idée de progrès, que vous associez à la doctrine du capitalisme néolibéral, vous laissez bouillir le tout dans un cerveau en pleine ébullition, et par oxymoréduction, rapidement vous obtenez des innovations dont le taux de médiocrité se rapproche du conformisme à l’état pur. Bien sûr, il existe aussi des transformations plus complexes, c’est le cas notamment des réactions en chaîne. Une idée en amène une autre et ainsi de suite. Voilà comment, en laissant macérer quelques hypothèses plus ou moins fumantes dans des grosses cuves démagogiques, on peut élaborer des solutions simples pour dissoudre les problèmes compliqués. Il ne reste plus ensuite qu’à passer les solutions dans le filtre à biais cognitifs et ainsi récupérer des idéologies tout à fait solides. Mais laissions ces procédés aux grands industriels de la pensée. Ici, dans notre modeste fabrique, nous ciblons plutôt le marché du prêt-à-penser, les idées toutes faites, celles qui conviennent à la plupart des gens. C’est d’ailleurs un de nos ingénieurs, Monsieur Toulmonde, diplômé en psychologie de comptoirs et également un des plus grands experts en matière d’ultracrépidarianisme, qui a inventé l’idée très répandue selon laquelle retirer un cheveu blanc en fait pousser dix autres. En ce moment, il travaille sur une nouvelle formule de moraline qui sera commercialisée dès l’année prochaine sous forme de pilules pour qu’elle soit plus facile à avaler. C’est sans aucun doute une de nos plus belles trouvailles, même si notre vraie fierté ici chez nous, celle qui nous tient véritablement à cœur, c’est que nos idées puissent désormais arborer le label ‘penser à long terme’. En effet, notre usine à idées est particulièrement soucieuse de l’environnement socio-culturel de ses consommateurs. C’est la raison pour laquelle nous nous évertuons toujours davantage pour éviter toute forme de pollution idéelle. Comme vous pouvez le voir sur votre gauche, nous avons mis en place un local dédié pour recycler des vieilles idées. Dans les grands bacs du fond, vous trouverez des élucubrations en pagaille qui seront remises en circulation pour leur offrir une seconde vie. Le tas de clichés qui se trouvent juste en face en vous sera quant à lui reconditionné dans les plus brefs délais. Parce qu’ils ont la peau dure, les clichés devront d’abord être fondus puis remodelés pour fabriquer des stéréotypes flambant neufs. Bien entendu, certaines pensées toxiques ne pourront pas être récupérées et devront donc être… Incinérées. Ceux qui veulent peuvent s’approcher de l’incinérateur pour voir comment il fonctionne, cependant, je vous prie de faire très attention où vous mettez les pieds, vous risquez de tomber dans l’humour de mauvais goût qui se trouve juste devant. »

Curieux comme à mon habitude, j’en ai profité pour poser une question sur la manière dont on élabore des théories du complot. Monsieur Van Gardt, l’astucieux directeur ayant apprécié ma perspicacité m’a ensuite proposé de faire un stage d’été dans l’usine. Mes professeurs, enthousiastes à l’idée que je travaille dans l’usine où précisément, on les fabrique, m’ont assuré qu’il s’agissait là d’une excellente opportunité pour moi. J’ai donc suivi les conseils de ces admirables enseignants, un peu à contrecœur, je l’avoue, parce qu’alors je rêvais encore secrètement de devenir artiste. Une fois la période d’essai terminée, j’avais fait mes preuves et Monsieur Van Gardt me proposait une place à temps complet dans son entreprise où j’allais pouvoir me spécialiser définitivement dans les mauvaises idées, les conneries comme on les appelle dans notre jargon technique.

lundi 22 juin 1998