Comment savoir si on a la bosse des maths ?

Il s’appelait Vadim, mais dans la cité tout le monde l’appelait Le V. Petite frappe sans envergure, dealer à la petite semaine, éternel squatteur de hall d’immeuble. Sa vie ne tenait qu’à des clopes volées et quelques coups de lame. Le genre de lascars qui ne ferait pas de vieux os, avait dit le baveux lors d’un énième procès.
La nuit de son accident, Le V n’avait pas vu le coup venir, et pourtant, il se l’était pris en pleine gueule. Une embrouille à deux balles pour un malheureux bout de shit. Ça s’est bousculé en bas du bloc, coups de pieds, coups de poing — et sa tête avait fini par percuter le bitume. Sur le moment, il avait cru mourir. Et il s’était dit qu’au fond, c’était peut-être mieux comme ça.
Quelques heures plus tard aux urgences, Le V n’était plus tout à fait Le V. D’abord parce qu’il y avait cette putain de douleur, constante, juste derrière le crâne. Et puis surtout, il y avait les formes. Des spirales, des boucles, des courbes et tout un tas d’autres trucs chelous qu’il avait jamais vu avant son accident. Et tout ça tournait en boucle dans sa tête. Ouais, ça tournait. Jusqu’à l’infini…
Dans la salle d’observation, il avait demandé un carnet et on lui en avait apporté un. Le V s’était alors mis a gratté frénétiquement tout ce qu’il voyait lorsqu’il fermait les yeux, juste pour essayer de calmer les maux de tête. Interloqué par les dessins, un des urgentistes avait fait venir un neurologue de la Pitié-Salpêtrière. Le genre de narvalo qui parle plus que son ombre, pâle comme un abat-jour et la tronche ridée comme un code-barres.
Le doc’ avait tout de suite pigé que quelque chose clochait avec Le V. "Le Syndrome du Savant acquis, quelque chose de rare, très rare même…" Le diagnostic était posé : "Votre cerveau, a subi un trauma qui semble avoir réveillé des zones... pour ainsi dire… dormantes... Il faudrait que vous preniez contact avec l’Université. Vos aptitudes en mathématiques pourraient intéresser les chercheurs..." Le V avait pas bité grand-chose à ses explications sur le cortex pariétal, mais il avait capté le délire : Quelque chose s’était ouvert en lui. Et ce quelque chose comprenait des trucs que les gens normaux ne comprennent pas.
Les jours suivants, Le V s’était mis à dessiner de ouf. Plus de bastons. Plus vol à la tire. Il restait assis sur son matelas à griffonner des figures géométriques qui lui traversaient littéralement la cervelle.
Les migraines avaient fini par l’envahir complètement. Jour et nuit, un bourdonnement sourd, des craquelures derrière les paupières closes. Mais rien à foutre des douleurs, Le V dessinait encore, sans jamais s’arrêter. Sur le mur de sa piaule, il avait fini par tracer une fresque complexe, hypnotique, un labyrinthe de courbes et d’angles qui semblait respirer.
Et puis un soir, à l’heure où le soleil venait de s’éteindre, son coloc Abu est entré dans la chambre sans dire un mot. Il a posé sa teille d’Heinkein sur la table. Il a fixé longuement la fresque avec un air blasé avant de grommeler : « — Yo Le V, faut vraiment que t’arrête le oinj ! »
Au moment où son pote prononçait ses mots, un nouvel éclair de lucidité fracassa le crâne du V. Il posa son joint d’herbe et son posca d’un même mouvement sur la petite table. Il enfila sa banane autour de son cou et redescendit dans la cité en retenant son souffle. C’était juste le bédo qui lui était monté à la tête. Maintenant, il fallait reprendre le z’ness. Après tout, comme disait son pote Ali : « Pas besoin d’avoir fait Math Sup’ pour savoir couper un ze-dou. »
mardi 22 avril 1997