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Comment j'ai contemplé l'étendue des dégâts ?

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Comme partout ailleurs, la fin de l’été est morose en terre Adélie. Les œufs des manchots ont éclos depuis un moment, les baleines à bosse s’apprêtent à regagner le large, et les bateaux ne se hasardent plus à sillonner les côtes de l’Antarctique. Seul le plancton reste là, égal à lui-même, impassible, dans sa prison de glace translucide. Dans ces circonstances, en attendant l’arrivée des astronomes à la base, on s’occupe comme on peut, on essaye de ponctuer ses journées avec des rituels pour ne pas devenir complètement fou. Voilà pourquoi tous les soirs, vers minuit, j’avais pris l’habitude de sortir pour guetter le lever du soleil dans le calme froid et immense du pôle Sud qui attire magnétiquement les aventuriers au cœur pur.

Quand l’aurore australe apparaît ici, le sentiment du sublime se teinte de nostalgie. Face au tourbillon de couleurs violacées qui se réfléchit sur la patinoire géante, on se sent minuscule et en même temps, on a envie de rentrer chez soi parce qu’on sait qu’on est littéralement perdu au bout du monde. La nature n’a pas vraiment horreur du vide, mais la plupart des hommes si. C’est la raison pour laquelle la banquise n’est belle à voir qu’en photo. Quand on y vit, plus le désert s’étend et plus le cafard augmente. Et je peux vous assurer que ce soir-là, tout était encore pire qu’à l’accoutumé. Pas de nostalgie, aucune trace de sublime à l’horizon. Ce soir-là, c’était l’obscurité totale, c’était juste la nuit qui n’en finissait pas. Même les flocons qui tombaient sans interruption depuis toujours étaient à peine perceptibles.

Pour me consoler de ne rien voir et surtout pour me réchauffer un peu, j’ai sorti la flasque d’ammoniac qui ne quittait pas la poche intérieure de mon manteau. Puis, les yeux fermés, je me suis mis à écouter le chant lointain des lacs glacés tout en buvant quelques gorgées. Les minutes et la bouteille se sont écoulées comme ça, lentement, jusqu’à ce que, entraîné par une douce ivresse, je me mette à souffler sur le goulot en tentant de reproduire les sifflements aigus de la glace qui se fissure. Et alors que j’entonnais les premières notes, le vent lui aussi s’est mis à jouer sa partition. Bizarrement, plus je soufflais sur ma flûte enchantée et plus le vent, de son côté, semblait s’emballer. Par peur de déclencher un blizzard à force de souffler comme un demeuré sur ma bouteille, je me suis arrêté net. Et c’est là, en tendant un peu l’oreille, que j’ai compris que le vent menaçant était en train de m’engueuler : « C’est pas bientôt fini ce vacarme. Je bosse moi demain ! » À croire que la promiscuité dérange même dans les coins les plus reculés… Je me suis excusé courtoisement, mais il était trop tard, la colère était là et quoi que je dise, j’allais me prendre une soufflante.

« Moi demain, je me lève à six heures pour réparer vos conneries. Vous forcément, ça ne vous concerne pas. Vous faites vos petits calculs scientifiques à la noix, sur vos ordinateurs merdiques et puis trois mois plus tard vous revenez paradez sur votre continent avec vos études météorologiques dont tout le monde se fout. Et pendant ce temps-là, ceux qui se coltinent le sale boulot, eh bien, c’est toujours les mêmes. Parce que le trou-là, celui que vous m’avez fait, il va pas se reboucher tout seul mon petit bonhomme. Tous les ans au printemps, c’est la même rengaine. Et croyez-moi que colmater un truc pareil, ça se fait pas du jour au lendemain. Des chantiers comme ça, c’est comme la Sagrada Familia, ça prend du temps. Qu’est-ce que vous avez à me regarder avec votre tête d’ahuri ? Vous ne comprenez pas hein ? Ça ne m’étonne pas tiens, vous êtes tellement nombriliste que vous n’avez même pas conscience des dégâts que vous laissez derrière vous. Parce que le trou dans la couche d’ozone là en haut, c’est vous. Alors cette année, je le rebouche encore une fois, mais je préfère vous prévenir tout de suite, ça sera pas toujours le cas. Parce que moi bientôt, bas les marteaux, je pars en pré-retraite. Moi, c’est fini, j’en ai ma claque de réparer des bouts d’univers qui s’effrite. Et alors là bon courage pour trouver quelqu’un pour me remplacer. J’aime autant vous dire que vous allez vous en mordre les doigts. Et pas la peine d’essayer d’appeler l’architecte pour résoudre le problème. Parce que ça fait des années que tout le monde tombe sur le répondeur. Y en a qui disent qu’il a changé d’adresse, si vous voulez mon avis, moi je pense que lui aussi, il s’est fait malle, parce qu’il en avait marre d’avoir à faire à des gros cons ». Vlan ! Le vent cinglant m’a collé une gifle anthologique à tomber par terre. Comme mes amis les manchots, j’ai fini la soirée le cul sur la banquise.

mercredi 24 avril 1991