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Comment je suis devenu Alexandre Le Grand ?

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Tôt le matin, à l’heure où je barbotais encore à la surface de mon inconscient, j’aperçus à nouveau cette petite pensée argentée qui bondissait parfois hors du flot du rêve. Furtivement, elle émergeait à peine dans une sorte de bouillonnement intellectuel avant de replonger presque instantanément dans les tréfonds de mon âme. Bien décidé à la repêcher ce jour-là, je suis parti en apnée du sommeil. Quelques instants difficilement quantifiables plus tard, je me suis réveillé trempé et à bout de souffle, mais j’avais finalement réussi à l’attraper et à la garder en tête, cette idée. Tout était clair et limpide désormais, je savais finalement ce que j’avais ignoré pendant tant d’années. C’était comme une évidence pour moi : j’étais tout bonnement et simplement la réincarnation d’Alexandre Le Grand. Et en-y réfléchissant bien, les preuves abondaient en ce sens… Bien sûr, je n’étais pas le seul à porter son prénom. Tous les ans, des milliers d’Alexandre voient le jour. En revanche moins nombreux étaient ceux qui comme moi pouvait se targuer d’être devenu une véritable légende des soirées bien arrosées. Un point commun qui n’est pas si anodin qu’il n’y paraît quand on connaît les penchants du grand homme pour les festivités. Sans parler de ma mère qui, à l’instar d’Olympias, m’avait toujours idolâtré comme un demi-dieu. Tout ça mis bout à bout constituait un argumentaire des plus solide. Donc, ça devait bien être moi, la nouvelle version d’Alexandre Le Grand !

À mesure que je brossais énergiquement mon sourire radieux dans la salle de bain, je prenais ainsi progressivement conscience du destin grandiose qui devait être le mien. Le karma m’avait élu pour incarner la gloire et la splendeur de mon époque. Dans les traces de mon père qui avait fait fortune en vendant des salades de légumes à la grande distribution, moi aussi j’allais bâtir un empire dans un empire !

Voilà ce qu’à peu près je me disais en me rasant de près, fier et nu devant le miroir, comme le font d’ailleurs tous les hommes providentiels. Il ne me restait maintenant plus qu’une chose à faire pour parachever cet éminent constat. Je m’habillais en vitesse, je chevauchais ma bécane que je rebaptisais en conséquence Bucéphale et je fonçais à toute allure jusqu’au Louvre. Sur place j’ai réussi tant bien que mal à me frayer un chemin au milieu de la plèbe qui grouille en permanence dans la Galerie du Temps. Une fois face au buste d’Alexandre, il n’y avait plus l’ombre d’un doute. La métempsychose avait été parfaite. J’avais tout : la coupe léonine, les petites mèches en forme de vaguelettes au milieu du front, et un léger torticolis lorsque je penchais adéquatement la tête sur le côté. La ressemblance était troublante, tellement frappante qu’elle aurait probablement pu confondre les conservateurs du musée. Extatique, je suis resté pendant plusieurs minutes à contempler ce qui semblait être mon propre portrait. Puis, en sortant du musée, je me suis étiré en tendant les bras vers le ciel : j’accueillais ma destinée. J’ai pris un temps pour regarder Paris et l’avenir qui s’étendait devant moi jusqu’à l’infini. La perfection de l’instant aurait pu continuer comme ça indéfiniment si je n’avais pas senti tout à coup quelques gouttes qui se mirent ensuite à tomber intensément sur mes mocassins à glands. En baissant la tête, j’ai pu constater amèrement que les gouttières du Louvre ne fuyaient pas. À mes pieds, il y avait ce chien, lui aussi avec la tête légèrement penchée sur le côté, la langue pantelante et l’œil complètement vide. Un moment crucial de l’Histoire cyclique s’achevait en même temps que ce maudit clébard terminait ses besoins sur mes chaussures neuves. J’étais Alexandre, et je venais de rencontrer Diogène.

samedi 12 décembre 1992