Comment j'ai appris les règles du jeu ?

Les événements qui suivent se sont entièrement déroulés en noir et blanc dans une atmosphère semblable à celle des films américains des années 50. Ce soir-là dans l’arrière-boutique miteuse, un épais brouillard provoqué par les émanations du tabac enveloppait la table autour de laquelle nous étions tous assis. Quelques instants plus tôt, celui qu’on avait surnommé naturellement « Le Balafré », accessoirement propriétaire des lieux, était venu distribuer les cartes et les verres de whisky avant de s’éclipser sans dire un mot.
Le grand aux chevaux gominés assis à ma droite était connu pour être un sacré veinard, du genre à piocher du trèfle à quatre feuilles. Pourtant, malgré tous ses atouts, depuis un bon quart d’heure, il était en train de griller toutes ses cartes les unes après les autres. À chaque tour, son excès de confiance et son manque de discernement l’empêchaient de rafler la mise. Assis à l’autre bout de la table, le type aux bretelles était son exact opposé. Pour lui, ça n’avait pas été la même donne, mais il se débrouillait comme un as pour trouver quelques combinaisons payantes. Avec une bonne connaissance des règles et un peu de cœur, il parvenait à faire une partie tout à fait honorable. De mon côté, j’essayais tant bien que mal de bluffer en cachant mon désarroi derrière les volutes de fumée qui sortaient de mon cigare. J’avais été tellement mal servi au départ que je ne pouvais élaborer absolument aucun stratagème pour m’en sortir. Foutu pour foutu, je me suis alors résolu à faire ce qu’il reste à faire dans ces cas, à savoir, tricher. Précautionneusement, j’ai tenté de choper la dame qui avait été tirée précédemment et dont la tête dépassait légèrement du paquet. Au moment même où ma main a effleuré le tas de cartes, Le Balafré, qui était resté tapis dans un coin de la pièce, est sorti brusquement de l’ombre. Sans trembler, il a braqué son pétard sur moi et m’a ouvert le troisième œil en gueulant : « On ne triche pas avec la vie ! ». Ce soir-là j’aurais mieux fait de me coucher, le jeu n’en valait pas la chandelle.
jeudi 12 avril 1990