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Comment la vie a commencé à me sourire ?

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En marchant vite, ça ne se verra pas, comme disait ma grand-mère. Il suffisait d’avancer sans trop penser, de raser les murs et surtout de garder la tête baissée, les yeux rivés sur les baskets. C’était simple et mécanique, un pas après l’autre, en cadence militaire. De toute façon, j’étais presque arrivé. Je n’avais plus que quelques mètres à faire avant de franchir la porte d’entrée de la boulangerie pour commander ma baguette de pain frais. Il fallait juste que je reste concentré sur mon objectif. Avancer sans penser, ouvrir la porte, saluer la boulangère sans la regarder, demander du pain, payer, sortir et rentrer à la maison sans encombre. Et puis j’avais fait ce trajet des centaines de fois. Il n’y avait donc aucune raison pour que je ne puisse pas le faire une fois de plus ? Même si, pour être tout à fait honnête, depuis quelques semaines, je sentais que je n’avais plus la force de faire face. Passer inaperçu est un art subtil mais surtout éprouvant. Chaque apparition d’un inconnu sur le chemin, génère un pic de stress, le taux de cortisol s’emballe en permanence et l’énergie du corps fatigue, c’est inévitable. Après plusieurs années passées dans la tourmente sociophobique, aller chercher du pain, c’est presque le parcours du combattant. J’avais beau m’habiller en gris tous les jours pour essayer de mon fondre au maximum dans le paysage urbain, je n’étais pas encore tout à fait transparent. C’était sûr que quelqu’un allait finir par le voir. À un moment ou à un autre, quelqu’un allait remarquer cette énorme protubérance qui défigure mon visage, cette immonde bosse qui me tient lieu de nez et qui aurait rendu ridicule le panache de Cyrano. Le problème, c’est qu’à force de marcher la tête baissée tout en étant obnubiler par ses propres complexes, on finit par oublier de regarder avant de traverser la route. Et c’est toujours dans ces moments-là qu’arrive une énorme Mercedes pour vous percuter de plein fouet. Voilà comment en allant à la boulangerie, je me suis en fait retrouvé à l’hôpital. Au lieu d’une baguette, j’ai eu cet accident qui m’aura paralysé définitivement le coin inférieur gauche des lèvres.

Chose étonnante cependant, depuis que j’ai ce rictus qui confère à mon visage un style définitivement cubiste, je n’ai plus jamais vraiment souffert de mon complexe nasal qui m’avait causé tant de peine par le passé. La vie s’était chargée de m’apprendre à sourire en toute circonstance. Et le plus incroyable dans tout ça, c’est qu’à force d’afficher systématiquement un sourire, fût-il littéralement forcé, et bien, les gens autour de vous, finissent par vous le rendre.

mercredi 12 décembre 1990