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Comment une machine a failli révolutionner le quotidien des français ?

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La plupart des gens pensent que le sommeil permet avant tout au corps de récupérer son énergie. Et il s’agit bien en effet d’une de ses fonctions, mais ce n’est en aucun cas la plus importante. En réalité, si nous dormons la nuit, c’est surtout pour pouvoir oublier. Le grand drame de l’insomniaque ne concerne donc pas tant le manque de repos, mais bien plutôt l’excès de conscience. La pensée extralucide patine pendant des heures, elle ronronne et tourne en rond comme une roue de voiture qui s’est enlisée dans la boue. Et il n’y a rien, absolument rien qui ne puisse faire taire ce bourdonnement incessant à l’intérieur de la tête. Dans ces cas-là, il n’y a qu’une seule chose à faire, se chausser et partir dehors pour errer dans la ville comme un fantôme.

C’est finalement ce que je me suis résolu à faire après deux heures passées à baver devant la télévision. J’ai enfilé mon kabic, j’ai serré les dents et les lacets de mes chaussures et je suis sorti dans la nuit froide et interminable. Puis, j’ai vagabondé comme ça, sans but, le long des quais. En chemin, pendant un long moment, je n’ai rencontré personne. J’entendais juste, de l’autre côté du bassin, les gloussements voluptueux de quelques filles de joie qui racolaient dans le brouillard. Ce n’est finalement qu’en dessous du deuxième ou troisième pont que j’ai croisé Gaspard pour la première fois. À cet instant, j’étais loin de me douter qu’il deviendrait bien des années plus tard mon seul et unique véritable ami (exception faite de Basile mon psychanalyste que j’ai fini par considérer comme tel à cause de la fréquence de nos entrevues).

Après avoir mollardé gracieusement dans la Seine, Gaspard m’a interpellé en me disant à peu près ceci : « Eh du-du-ducon, tu veux savoir co-co-comment on finit sous un p-p-pont? ». En période d’insomnie, le moindre événement qui peut vous faire sortir ne serait-ce qu’un temps de vous-même apparaît comme une bénédiction. J’ai donc accepté bien d’écouter son histoire édifiante.

Alors Gaspard a commencé à m’expliquer que lui aussi avait pendant longtemps très mal dormi. Son obsession nocturne à lui était due à son invention qui avait mobilisé toute son attention pendant des années. Jour et nuit, il avait travaillé sur un prototype génialissime qui devait révolutionner notre façon de manger. Il avait semble-t-il conçu une machine hypersophistiquée qui permettait de conserver le pain dans des conditions optimales afin d’éviter tout ramollissement jusqu’alors inévitable.

Il suffisait de mettre sa baguette dans un sac que l’on branchait sur le secteur et grâce à des micro-condensateurs thermiques, le pain croustillant était maintenu à la température idéale. Gaspard s’était convaincu que son procédé ingénieux allait changer en profondeur les habitudes de consommation de millions de personnes. Le pain étant l’aliment préféré des Français, le marché pour son invention fabuleuse était tout bonnement considérable. Il allait falloir produire le sac à pain isotherme en quantité faramineuse pour le vendre rapidement dans les grandes surfaces.

Mais avant de penser à l’industrialisation massive, il convenait dans un premier temps de présenter, modestement, l’idée en boutique. L’enthousiasme avait donc poussé Gaspard à se rendre dans les meilleures boulangeries de la ville pour y exposer son concept : « En France, s’exclamait-il, tous les jours, six millions de tonnes de pain sont jetées à la poubelle. Selon mes dernières estimations, mon appareil permettra de réduire de moitié le gaspillage » … Cette phrase, Gaspard l’avait répétée une dizaine de fois devant le miroir le matin même. A force, il connaissait son argumentaire sur le bout des doigts. C’était dans son tempérament, il avait tout planifié, tout calculé, tout prévu. Tout, sauf la réaction d’un des clients d’un des boutiques qui, impatient dans la file d’attente, à grogner la réflexion suivante : « Quand les Français voudront vraiment réduire le gaspillage de moitié, ils achèteront des demi-baguettes ! ».

lundi 20 avril 1992