Comment penser comme un arbre ?

Assis à la table en face de la fenêtre, j’admire inlassablement mon saule pleureur et ses reflets sur l’eau de la petite marre au milieu du jardin. Tout semble à sa place, parfaitement agencé, cosmiquement ajusté. Les innombrables ramifications de l’arbre se déploient avec la même élégance qu’une théorie mathématique. Chaque petite feuille est comme une énième propriété qui peut être déduite à partir de la solidité axiomatique du tronc. Au cœur de la sève, les cellules vivantes suivent des règles de fonctionnement simples et pourtant par combinaisons successives, elles arrivent à engendrer des variations infiniment complexes, ce qui confère à mon arbre son irréductible beauté.
À en croire les biologistes, toutes les informations concernant mon arbre sont inscrites dans son code génétique. En alignant seulement des uns et des zéros, on parvient bien à construire des ordinateurs qui jouent mieux aux échecs que Bobby Fisher, alors pourquoi n’en irait-il pas de même pour le fonctionnement de la nature ? Mon arbre et le monde tout entier pourraient être assimilés à une immense machine réglée à l’avance par un Grand Horloger ? Non ! Bien sûr que non. L’énigme de mon saule n’a rien d’algorithmique, elle est beaucoup plus profonde et beaucoup moins prédictible. La biologie ne se contente pas de suivre les lois des mathématiques discrètes. Mon arbre vit dans un écosystème dynamique régi par une multitude de paramètres qui fluctuent de manière continue. Par exemple, si l’été n’avait pas été aussi ensoleillé, il y a de ça dix ans quand mes parents l’ont planté, mon arbre aurait eu une allure tout à fait différente. Un détail insignifiant, un léger clinamen, le battement d’aile d’un papillon au Brésil et la face de mon saule tout entier en eût été changée. Sans parler des éventuelles erreurs dans la réplication des molécules d’ADN. Parce que contrairement aux ordinateurs, la nature ne recopie pas toujours le code exactement à l’identique. Une petite erreur, quelques permutations seulement dans la séquence de nucléotides et mon arbre se serait retrouvé, qui sait, peut-être avec des feuilles phosphorescentes, comme les lucioles, lesquelles, soit dit en passant, semblent profondément contredire la logique même de l’évolution en offrant un magnifique exemple de survie en dépit d’un piètre camouflage.
J’ai beau aimé les lucioles, je crois que je n’aurais pas supporter de voir mon saule briller dans la nuit noire. Le simple fait d’imaginer qu’il ait pu y avoir un autre saule dans le jardin me donne la chair de poule. J’aime que les choses soient comme elles sont. Et surtout qu’elles perdurent dans leur être, qu’elles restent exactement telles quelles. Le changement est devenu ma plus grande crainte, surtout depuis que Papa et Maman se sont séparés l’année dernière. Ça m’a causé énormément de peine. Si je n’ai jamais rien dit, c’est seulement parce que j’ai parfois du mal à exprimer ce que je voudrais dire aux adultes. Je préfère n’en parler qu’à mon saule. Lui au moins, il me comprend. Au fond, il est comme moi, il pleure de temps en temps et pense en arborescence. Son reflet sur l’eau de la mare est comme le miroir de mon âme. Imperméable à la fureur de l'autre, protégé des éclaboussures d'autrui, fragile, léger et flottant dans l'iridescense d’une bulle autistique. Le reflet de mon âme, my soul…
vendredi 7 mai 1999