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Comment un ange peut-il déchoir ?

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J’ai commis mon premier méfait à l’âge de six ou sept ans. Il faut dire que les sucettes multicolores qui trônaient sur le comptoir de la boulangerie étaient particulièrement alléchantes. Je me rappelle encore exactement de la mine faussement fâchée de la vendeuse quand elle m’a vu subtiliser, sans véritable discrétion d’ailleurs, cette délicieuse spirale sucrée que j’avais convoitée dès mon entrée dans la boutique. Bien sûr, elle avait tout vu, mais elle n’avait rien dit à mon père qui me tenait par la main. Elle s’était contenté béatement de dire à celui-ci : « Quelle merveille de petit garçon vous avez là. C’est incroyable, il a les cheveux blonds comme les blés ». À l’école, Monsieur Roussel, lui non plus n’avait jamais vraiment réussi à me disputer quand il aurait fallu. Non pas que je fus un gamin particulièrement insolant, même si, il faut bien l’avouer, j’avais tendance à bavarder de manière intempestive. Pourtant, comme la boulangère, l’instituteur ne parvenait pas à m’en tenir rigueur. Il fronçait parfois un peu les sourcils, mais très vite, après un léger soupir de résignation, il prenait un air mutin et se mettait à rire doucement en prenant le soin de placer sa main devant sa bouche pour ne pas perturber la tenue de la classe.

Comprenez bien que si je commence par vous expliquer ces quelques anecdotes de mon enfance, ce n’est absolument pas dans l’intention d’atténuer d’une quelconque façon les horreurs que j’ai pu commettre par la suite. Je souhaite seulement rendre compte de la nature de ma faute qui au départ, était plus une affaire de conscience que de morale. Quand en grandissant tout le monde vous a toujours regardé avec un immense sourire quoi que vous fassiez, alors le mal n’existe pas vraiment. Un peu comme Adam au Paradis, j’ai continué donc à grandir sans encombre, dans l’insouciance la plus totale. La sympathie que j’avais toujours inspirée aux autres avait même fini par m’apporter du travail et c’est là, comme toujours avec le travail d’ailleurs, que les emmerdes ont commencé.

Au port, j’avais réussi à dégoter une place de déclarant en douane. Mon boulot était simple, je devais juste vérifier les références des conteneurs et communiquer le rapport de contrôle établi par mes soins à mon supérieur en fin de journée. La tâche était répétitive, mais j’appréciais ce travail, ne serait-ce que pour l’humour caustique des dockers qui venaient systématiquement plaisanter avec moi quand ils passaient dans le hangar. Parmi mes collègues, il y avait Barnabé, un gars bedonnant et un peu bourru, mais qui m’avait à la bonne. Un soir, alors que nous étions tous les deux de service de nuit, autour d’un café, j’ai échangé quelques balivernes avec lui. Sa fierté à Barnabé, c’étaient ses enfants, notamment la petite dernière, Emilie dont il gardait précieusement la photo dans son portefeuille et qui, selon ses dires, était particulièrement douée pour l’école. Au fil de la conversation, à mon tour, j’en suis venu à évoquer les études d’espagnol que j’avais entamées à la faculté de Lettres, mais que je n’avais finalement pas eu le courage de terminer. Maintenant que j’y repense, j’avais bien senti que mon explication l’avait intéressée. Ses petits sourcils broussailleux s’étaient mis à frétiller sans que je comprenne vraiment pourquoi sur le moment. Quelques jours plus tard, Barnabé me proposerait son marché qui allait bouleverser à tout jamais le cours de mon existence.

L’affaire était un véritable jeu d’enfant, elle ne comportait a priori aucun risque et me permettrait de mettre pas mal de beurre dans les épinards. Sur le téléphone sans fil que Barnabé allait me donner, un Colombien appellerait presque tous les après-midi vers 14h. Dans des conversations anodines, celui-ci glisserait une série de 12 chiffres. Les six premiers correspondaient au numéro du conteneur dans lequel se trouvait la marchandise, les six autres étaient ceux du scellé d’origine qui avait été soigneusement remplacé avant la traversée par les trafiquants. De mon côté, je n’avais qu’une chose à faire. Sur la feuille de contrôle, dans la case prévue pour le conteneur indiqué par le Colombien, il me suffisait de renseigner l’identifiant du scellé falsifié en lieu et place de celui qu’on pouvait effectivement lire sur la fiche des arrivées. Comme je le disais, simple et sans risque. De fait, pendant plusieurs mois, le plan a fonctionné comme sur des roulettes. Jusqu’à ce qu’un grand quotidien parisien décide de consacrer un dossier spécial sur les profits juteux du trafic de cocaïne en Île-de-France. Dans une cité-dortoir au-delà du périphérique, les têtes de quelques caïds avaient commencé à sauter les unes après les autres. Naturellement, la police a fini par mettre son nez dans l’affaire et a remonté le filon jusqu’au Havre. Quelques semaines plus tard, les mecs de la brigade des stups ont débarqué sur le port avec la grosse cavalerie. Fouille obligatoire de tous les conteneurs suspects, renifleurs à l’entrée du hangar, et interrogatoire systématique pour l’ensemble du personnel. Presque tout le monde est passé sous la lampe. Je dis presque, car, parmi tous ceux qui travaillaient dans le même hangar que moi, je fus le seul à ne jamais être inquiété. Après un mois d’investigation, les condés sont repartis bredouille et personne ne s’est rendu compte que j’étais passé entre les mailles du filet. Sauf Barnabé, ce vieux roublard, qui avait observé attentivement les moindres faits et gestes de tous les fics qui étaient passés par le hangar. Après la période de perquisition, il est venu me trouver à la fin d’un quart et, entre deux bouffées de cigarette, il m’a dit à peu près ceci : « Le truc, c’est qu’avec ta petite frimousse d’ange, pour eux, tu ne seras jamais suspect. Les flics, ils sont comme tout le monde, ils se basent sur ce qu’ils voient à la télé, et toi t’as juste pas la gueule des mecs qu’on voit passer dans les enquêtes criminelles ».

À partir de ce moment, tout s’est enchaîné très vite. Je ne me contentais plus de bidonner les rapports d’importation, j’étais passé aux choses sérieuses. Avec le passe-partout que m’avait refilé Barnabé, je m’introduisais la nuit dans le hangar, je récupérais la poudre et je fonçais dans la nuit jusqu’à Boulogne pour la refiler au grossiste, un genre d’armoire à glace réunionnaise avec finition en or massif qui se chargeait de redonner de l’entrain à la capitale toute entière. Pendant plus d’un an et demi, j’ai fait des allers-retours entre Paris et le Havre. Dans les longs silences de la nuit, je remontais l’autoroute de l’ouest en conduisant avec nervosité et pourtant, le peu de fois où les gendarmes m’ont arrêté, je m’en triais avec un simple contrôle d’identité. Alors que je poussais des suées terribles derrière le volant, ils se contentaient de regarder brièvement les papiers du véhicule avant de me les rendre aimablement en me souhaitant de passer une bonne fin de soirée. Même pour eux dont c’était le travail, il était difficile d’imaginer qu’une immense montagne de schnouff se tenait à peine dissimulée dans le coffre de la bagnole.

Forcément, au bout d’un moment, les Colombiens aussi ont fini aussi par s’en étonner. En cinq années de magouilles, les liasses de biffetons s’amoncelaient de part et d’autre de l’Atlantique, et pendant ce temps-là, personne en cabane, aucune balance à buter, pas même un pot-de-vin à lâcher, si bien que même Raúl en personne a fini par faire le déplacement jusqu’en Normandie pour me rencontrer. Un mois plus tard, grâce ou plutôt à cause de lui, j’étais dans une piaule à Santa Marta, à servir de bras droit à l’un des plus grands barons de la drogue que l’Histoire ait connu. Sur place, ma vie de trafiquant ressemblait étrangement à celle que j’avais pu connaître en France. Comme partout ailleurs, les gens continuaient à me présenter leur plus beau sourire et me prenait pour un gringo débonnaire qui était tout juste venu pour se dorer les miches sur le sable chaud des plages caribéennes. Rapidement, donc, je m’étais acclimaté au pays où l’on trouve les plus belles femmes du monde et surtout où on ne plaisante pas avec la coke. Ici, pour lutter contre le trafic, c’était l’armée qui déboulait à grand renfort de camions blindés et de fusils-mitrailleurs, et quand un narco était pris en flag, j’aime autant vous dire qu’il n’y avait pas de coups de sommation.

Manigances en tout genre, passages à tabac des baveux, courses-poursuites effrénées dans des ruelles tortueuses, assassinats médiatisés des chefs de cartels rivaux, en dix ans, j’ai connu et participé activement à tout ce qui peut se faire de pire en matière de crime organisé. Je pourrais vous raconter tous les détails macabres qui fascinent uniquement ceux qui n’ont jamais eu à voir de leurs propres yeux la terreur inscrite sur le visage de celui à qui on s’apprête à couper l’auriculaire dans l’obscurité d’un sous-sol qui pue la pisse. Mais je préfère passer directement du crime au repentir, car au fond, c’est la chose qui mérite d’être racontée dans ce genre d’histoire. Le moment décisif a eu lieu quand Raúl – qu’on avait surnommé à l’époque « El Rey » en référence à une célèbre marque de savon local, notamment parce qu’il avait la réputation de filer entre les doigts de ses adversaires, mais aussi et surtout pour sa manière bien à lui de se débarrasser des preuves embarrassantes – m’avait envoyé pour surveiller un diplomate français que les guérilleros avaient séquestré dans la Sierra. L’otage en question n’a pas dégoisé un mot pendant les deux premiers jours que nous avons passé ensemble au campement. Le troisième jour cependant, avant que je ne parte, c’est moi qui suis venu lui apporter personnellement sa gamelle. L’ambassadeur famélique n’a pas daigné boire ni manger. Il m’a simplement regardé fixement avant de prononcer la phrase suivante : « En vous voyant, on ne peut s’empêcher de conclure qu’effectivement, le diable se plaît à prendre des allures séduisantes ». Honnêtement, sur le moment, je me contrefoutais de ce que je venais d’entendre, mais les paroles alambiquées de mon compatriote captif se sont mises à résonner en moi plus tard dans la soirée lorsque je me suis allongé au pied de feu. A commencé alors la plus longue et périlleuse nuit de toute mon existence. Suffoqué par la chaleur des flammes et par l’air sans oxygène de la montagne, je me suis finalement levé pour aller respirer dans un bois qui se trouvait à proximité du camp. En courant vers les arbres, j’avais l’impression de vouloir fuir cette réflexion infernale qui me poursuivait depuis maintenant plusieurs heures. J’avançais sans réel but dans le bois tourmenté par l’obscurité. Les branches craquaient sous mes pas et les hululements des volatiles nocturnes se répondaient en écho. Puis j’ai entendu comme des chuchotements, des rumeurs étouffées. Instinctivement, je suis resté pétrifié à regarder autour de moi avec les pupilles de plus en plus dilatées par l’adrénaline. Il n’y avait rien, pourtant, j’avais l’intime conviction de sentir une présence qui m’épiait derrière les buissons frémissants. Ce n’est qu’au moment où je me suis retourné pour reprendre la marche que j’ai croisé son regard bicolore. Il était trop tard cependant pour réagir, je prenais déjà un coup porté avec une extrême précision sur le côté de la nuque avant de m’évanouir.

Quand j’ai repris mes esprits bien plus tard, je me trouvais au beau milieu des Amérindiens qui discutaient sereinement dans une langue suave tout en glissant quelques regards dans ma direction. Encore abasourdi, je les ai écoutés échanger pendant de longues minutes jusqu’à ce qu’une petite femme ridée vienne distribuer des verres en bois à toutes les personnes qui se trouvaient assises en arc de cercle autour du feu, moi y compris. À l’intérieur du bol, il y avait une sorte de décoction qui dégageait une forte odeur de racines humides. Tout le monde s’est finalement mis à boire le breuvage infect. L’homme aux yeux vairons qui m’avait assommé m’a fixé sévèrement en me faisant signe de boire à mon tour, ce que j’ai fait, non sans un certain écœurement. Puis il s’est mis à fumer un genre de calumet duquel sortait une épaisse fumée qui couvrait son visage, mais laissait transparaître ses yeux iris bleus aux reflets rouges. Entre chaque bouffée, il s’est mis à souffler rythmiquement la fumée du tabac entre ses mains. À partir de cet instant, j’ai commencé à ressentir une atroce douleur à l’estomac. Je me souviens vaguement d’être resté recroquevillé, tremblant par terre alors que je vomissais une partie de ce que je venais d’ingurgiter. Et au moment où une minuscule perle de sueur a commencé à ruisseler le long de mon dos, les premières hallucinations sont soudainement arrivées.

Semblables à la sucette qu’enfant j’avais chapardée, des arabesques multicolores qui s’enroulaient sur elles-mêmes ont commencé à consteller le ciel gris au-dessus de la vallée. Les lignes légères comme l’air dansaient maintenant tout autour moi et me traversaient avec une vitalité inouïe, probablement issue d’une singularité primordiale. Mais après quelques minutes de béatitude totale, tous ces esprits vibrants et sinueux qui m’accompagnaient jusqu’ici ont soudainement pris la forme de milliers de serpents hideux venus ramper et grouiller sur ce corps qui ne m’appartenait déjà presque plus. Progressivement, j’étais en train de quitter le monde ordinaire où le chaman était resté. Au loin, j’entendais encore quelques fréquences de son rire sourd qui se propageait par échos successifs. Lui était resté en surface, et moi, de mon côté, je plongeais dans un gouffre toujours plus profond. Le chaman m’avait piégé à tout jamais dans ces limbes pour me punir de mes offenses. La fin de ma vie sur terre était imminente et promettait une souffrance abominable. Dans ce vide complet où j’étais condamné pour l’éternité, les atomes et les éléments avaient complétement disparu. Il ne reste plus que moi, mon essence profonde, une affreuse conscience, un genre de fumée épaisse et noire qui étendait son aura malfaisante indéfiniment sur tout l’espace disponible. Alors que je me croyais perdu en enfer, sorti de nulle part, le chant du chaman s’est à nouveau fait entendre. Avec des inflexions nouvelles dans ses vocalises, le sage homme de la tribu était venu pour me repêcher des bas-fonds abyssaux dans lesquels je me trouvais depuis toujours. Ballotté par les forces chthoniennes, je me suis laissé hisser péniblement vers les cieux furieux. Entre les lianes enchevêtrées qui me tiraient vers le haut et les formes géométriques délirantes qui virevoltaient à nouveau autour de moi, j’ai commencé à percevoir deux, points, un rouge et un bleu, au départ immobiles, semblables aux yeux du chaman, puis dégoulinants ensuite comme des litres de sang et de larmes, symbole de tout le mal que j’avais fait. En l’espace de quelques minutes, j’ai vu défilé les trente premières années de ma vie et surtout les années de vie que j’avais bousillées pour les autres : des enfants mort-nés, des hommes torturés à mort, des camés agonisants, acculés jusqu’au suicide. Toute cette horreur bouillonnait à l’intérieur de moi, jusqu’à ce que petit à petit, les larmes et le sang, se rapprochent, se mélangent et finissent par devenir parfaitement indissociable. Le rouge s’était comme dissous dans le bleu. Les larmes avaient fini par nettoyer toutes les traces ensanglantées. Peu à peu, la torpeur se dissipait pour laisser place au calme, à la repentance et à la solitude totale. Dans ce grand vide intersidéral, un sentiment mêlé d’amour et d’apaisement s’est diffusé progressivement tout autour de moi. Comme si la nature, en dépit de mes actes épouvantables, avait quand même choisi de m’accorder une seconde chance, une ultime rédemption. À nouveau, j’étais comme Adam dans son Eden, pardonné, béni, subjugué par la beauté de l’univers et pleinement conscient de l’intelligence du vivant.

Combien de temps cette rêverie hallucinante a-t-elle bien pu durer ? Je n’en avais pas la moindre idée. Toujours est-il que lorsque je suis finalement sorti de cet éclat du temps, je me suis retrouvé allongé en face d’une magnifique lune qui semblait garder en elle quelques souvenirs lactescents de cette longue étreinte cosmique. Gazouillant sur l’herbe fraîche, je suis resté béat d’admiration tout en émettant de mystérieux borborygmes. Un esprit de la forêt à qui j’avais dû autoriser l’utilisation de ma voix, avait emprunté mes cordes vocales pour produire des bourdonnements rieurs qui ne pouvaient être compris que par les buissons et les insectes les plus sauvages. Plusieurs heures ont dû s’écouler avant que je ne reprenne véritablement possession de mon corps, mais une fois la lucidité retrouvée, j’ai pu me lever, marcher et quitter la forêt, fébrilement, vers la civilisation jusqu’à ce que l’aurore arrive.

Après cet épisode bouleversant, pour remettre un peu d’ordre dans ma vie, j’ai décidé de rejoindre celui des Bénédictins. Cela fait désormais vingt que je vis en congrégation au sein d’un humble monastère situé sur les hauteurs de Santa Marta. La stricte observance de la règle de Saint-Benoît m’a permis de retrouver un équilibre et un mode de vie sain qui ne suffira pourtant pas à racheter entièrement mes péchés. Les frères m’ont enseigné la casuistique que je m’applique volontiers à utiliser pour essayer de régler les cas de conscience des brebis égarées qui franchissent parfois les portes de l’enceinte monacale. Pour certains, il m’est possible de les aider. En revanche pour ceux qui comme moi se sont laissé corrompre au-delà des limites du dicible, je ne peux que les guider vers la forêt. Elle seule est à même de remettre les vrais perdus sur le droit chemin.

lundi 20 avril 1992