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Comment reconnaître une véritable extase mathématique ?

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À force de réfléchir face à votre feuille de calculs, vous avez fini par effleurer ce que vous appelez dans votre jargon personnel la mystique mathématique. Cette sensation grisante et vertigineuse que l’on éprouve parfois après avoir résolu un problème un tant soit peu complexe. Eurêka vous criez ! Ça y est, vous avez enfin trouvé la réponse et avec quelle élégance ! Seulement, pouvez véritablement vous en attribuer la paternité ? Rien n’est moins sûr. Tout d’un coup, vous doutez. Vous avez plutôt l’impression que c’est la solution qui est allée à votre rencontre et non pas le contraire. Pour une poignée de secondes, vous êtes alors comme touché par une sorte de grâce cosmique. Vous ressentez cette connexion ineffable entre votre pensée et cette idée géniale dont la profondeur restera à jamais insondable car votre modeste raison ne vous laisse entrevoir qu’une part infime de sa sublime beauté. Vous regardez votre équation et voilà que vous n’êtes plus tout à fait sûr de l’avoir écrite il y a de cela quelques instants. Vous êtes comme embarrassé devant le fait accompli. Clandestinement, vous épiez votre équation, vous la contemplez par la lorgnette de votre cervelle étriquée et déjà son sens profond vous échappe. Mais qu’est-ce que tout ça peut bien signifier ? Ce n’est qu’une suite de symboles, pourtant, agencés précisément dans cet ordre, ils semblent décrire admirablement le fonctionnement des phénomènes que vous observez quotidiennement. Plus vous y réfléchissez et plus vous comprenez à quel point les abstractions sont à la fois structurantes et performatives. Vous commencez alors à percevoir le monde intelligible qui se superpose au monde sensible. Des formules en pagaille ont envahi votre esprit et transparaissent maintenant tout autour de vous. Les nombres et les opérateurs lévitent dans l’éther imperceptible. Les combinaisons logiques se font et se défont avec virtuosité dans une sorte de danse légère. Puis soudain, par on ne sait trop quel pouvoir incantatoire, surgit au beau milieu de cette ronde envoûtante, la résolution simple et limpide de votre problème que vous vous étiez posé au départ. Cette réponse, qui est à la fois une évidence et en même temps l’implication finale d’une longue chaîne causale, vous l’aviez pressenti, et quelque part au fond de vous-même, vous saviez qu’elle était déjà là, présente de toute éternité. Vous le savez définitivement maintenant, vous n’y êtes pour rien. Vous avez juste fait une découverte, comme Galilée a découvert Vénus et Christophe Colomb a découvert l’Amérique. Quand finalement vous remettez le nez sur votre feuille et que vous récupérez progressivement vos facultés cognitives au sortir de cette extase mathématique, vous vous apercevez cependant que vous n’êtes ni Galilée, ni Christophe Colomb. Vous relisez votre équation et votre attention se focalise sur cette grossière erreur de calcul. Vous avez tout bonnement remplacé un signe plus par un signe moins, d’où le résultat abracadabrant. Vous passez de la joie intense à la tristesse profonde. Votre découverte n’en est pas une et de surcroît vous comprenez que le problème que vous vous étiez posé au départ n’en est pas un non plus. Il n’a tout simplement pas de solution ce problème, ni maintenant ni jamais, puisqu’il s’agit juste d’un paradoxe abscons comme il en existe des milliers dans les méandres de cet immense labyrinthe que sont les mathématiques où seuls quelques chemins bien délimités mènent étrangement à la compréhension de notre univers.

mardi 22 juin 1993