Comment voyager à peu de frais ?

« Et c’est comme ça depuis plus de six mois. Tenez encore hier, vendredi, j’avais fini en avancer tout ce qu’il m’incombait de faire. Il ne me restait plus qu’à attendre sagement la fin de la semaine. Voilà que mon patron entre dans le bureau pour savoir où j’en suis. Eh bien pour qui, pour quoi, allez savoir, je lui ai répondu que j’en avais terminé avec les derniers dossiers. Vous y croyez, vous ? Un vendredi, à quinze heures ! Évidemment, il m’a refilé une pile démentielle quelques heures à peine avant que je ne m’apprête à partir. Et je vous donne cet exemple en particulier parce que c’est le dernier qui me revient en tête, mais en réalité ça n’arrête pas. Les orteils dans les coins de portes, la vaisselle qui me tombe des mains, les crêpes qui collent au plafond, et j’en passe et des meilleurs. Comme si je devenais de plus en plus maladroit. Pour être tout à fait honnête, j’ai même parfois l’impression de ne pas pouvoir m’empêcher d’aller au-devant de mes propres ennuis. Comme si je cherchais, volontairement ou involontairement, je ne sais pas, à me mettre en échec. Un genre d’auto-sabotage permanent. Vous saisissez ? »
Hmmm… m’a répondu Basile, mon psychanalyste, avec son flegme habituel tout en griffonnant quelques hiéroglyphes énigmatiques dans son petit carnet mauve. Après quelques minutes de profondes réflexions, il a rehaussé ses petites lunettes rondes avec la pointe de son index avant de finalement répondre à ma question avec cette manie agaçante qu’ont les psychanalystes, c'est-à-dire en me posant une autre question sans aucun lien apparent avec mes tracas : « Aimez-vous jouer aux cartes ?
- Oui beaucoup. J’y joue au moins une fois par semaine avec quelques bons amis.
- Ah très bien. Alors justement si vous êtes joueur, j’aimerais savoir. Qu’est-ce que vous pensez des jokers ?
- Qu’est-ce que je pense des jokers ? À vrai dire, j’en sais trop rien. Je dirai qu’ils sont bien pratiques...
- Elle est étonnante, cette carte, n’est-ce pas ? Elle a le pouvoir exceptionnel de se substituer à n’importe quelle autre. Une aptitude pour le moins étrange qui au joueur de le sortir de l’impasse dans laquelle il se trouve. Dès que le joker apparaît brusquement sur la table… Hop, il surprend tout le monde et impose à chacun de repenser sa stratégie. En somme, il donne un nouveau souffle à la partie. Il est, pourrait-on dire, l’incarnation symbolique du renouvellement. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si cette carte prend les traits d’un bouffon farceur. Car quand le rire éclate soudainement au milieu d’une conversation sérieuse, les mêmes effets se produisent. Le soulagement comique remet tout en cause, la situation tragique se débloque, l’excès de rigidité est évacué comme par magie ».
Basile a marqué une courte pause pour rallumer sa pipe puis il a repris le fil de sa pensée vaporeuse : « En chacun de nous, il existe ce vecteur chaotique qui sert à briser les systèmes dysfonctionnels pour en réintroduire de nouveau plus adaptés. Mais pour revenir au sujet qui nous intéresse, ici en l’occurrence vous ; il arrive que cette tendance au renouvellement ne soit pas intégrée correctement chez certaines personnes, ce qui donne lieu à ce qui vous arrive, à savoir des lapsus, des maladresses, et tout un tas d’autres situations plus ou moins embarrassantes. L’esprit du fripon qui sommeille en chacun de nous, cherche à vous faire trébucher parce qu’il veut vous dire quelque chose, une chose importante qu’il serait bon pour vous d’intérioriser au plus vite.
- Si je comprends bien Basile, vous êtes en train de me dire que je suis habité par une sorte de malin-génie qui s’emploie à me mettre des bâtons dans les roues ?
- Non bien sûr que non, enfin pas exactement. Le farceur dont je vous parle n’est qu’un archétype, une projection mentale collective, un symbole rien de plus. Pour autant, il est vrai que ces images archétypales renvoient à une part de notre propre fonctionnement, parfois enfoui profondément dans notre inconscient. En ce sens, on peut donc aussi considérer les archétypes comme des instincts premiers, des énergies qui influencent notre conduite. Bien souvent, vous savez, les modes de représentations se confondent avec les modes d’actions, et d’une certaine façon donc, la figure du fripon condense dans sa seule image l’ensemble des schémas comportementaux où le surgissement d’un bouleversement viendrait saper à la base n’importe quel ordre qui se serait trop fermement établi. Pour le dire autrement et peut-être plus simplement : quand les vieilles habitudes n’opèrent plus au niveau conscient, le fripon refoulé s’active pour interférer avec votre routine. Il cherche à attirer votre attention sur un problème dont la résolution procède d’une forme de démantèlement radical. Le fameux nœud gordien qu’il faut trancher. C’est semble-t-il précisément ce dont vous avez besoin pour avancer dans votre vie.
- Un démantèlement radical ? Enfin, pardonnez-moi Basile, mais comment je fais pour faire advenir une telle chose ?
- Vous devez apprendre à vous écouter, pour mieux saisir la nature des obstacles qui entravent votre…
- Oui bon très bien, je connais, le chemin spirituel, les obstacles de la vie, mais concrètement Basile, qu’est-ce que je dois faire pour sortir de ce calvaire au plus vite ?
- Je comprends parfaitement votre angoisse, mais vous devez garder à l’esprit que le travail sur l’inconscient reste une affaire…délicate. De fait, il existe bel et bien un moyen permettant de surmonter ce genre de problème plus rapidement. Je vous en aurais bien parlé plus tôt, mais je ne suis pas convaincu que cette méthode soit vraiment...adaptée, ni à votre tempérament ni aux circonstances.
- Basile, je vous en conjure. Cette fois, j’ai vraiment besoin de votre aide !
- Bien, bien. Si vous insistez à ce point, c’est que quelque part, vous devez être prêt. Seulement, je me dois de vous mettre en garde encore une fois avant d’aller plus loin. La technique que je me propose de vous présenter permet pour ainsi de rentrer en contact avec ses propres représentations archétypales. Mais voilà, cette méthode n’est pas sans risques. Il s’agit d’un outil analytique puissant qui engage une part importante de l’imagination. Le sujet qui l’utilise plonge dans un univers hautement symbolique et est amené à interagir avec ses fantasmes. La frontière entre les visions oniriques et la réalité devient tenue et cette perte d’ancrage peut dans certains cas occasionner des troubles dissociatifs sévères. Au-delà de ça, ce qui me préoccupe encore davantage, c’est surtout la nature de l’archétype avec lequel vous êtes censé dialoguer pour régler votre problème. Voyez-vous, l’archétype du fripon est par essence paradoxal, doublement polarisé. Disons qu’il n’est ni bon ni mauvais en soi, mais face au changement positif et nécessaire qu’il est susceptible d’apporter, il peut aussi en contrepartie engendrer quelques calamités difficilement réparables. Pour rebâtir, il faut d’abord détruire. Les potentialités anéanties sont perdues à jamais et le résultat de la reconstruction n’est pas toujours celui qu’on pourrait escompter. Bref, comprenez simplement qu’en entrant dans ce processus d’imagination active, vous allez devoir vous confronter à votre inconscient profond, pour le meilleur comme pour le pire. Accepter de dialoguer avec ses représentations subjectives, cela signifie aussi accepter la part d’ombre qu’elle comporte intrinsèquement.
- Basile, vous commencez sincèrement à me foutre les jetons avec vos histoires d’archétypes.
- Je veux simplement que vous sachiez qu’en vous engageant dans ce genre de démarche, il se peut que vous soyez confronté à un part de vous-même que vous auriez préféré ne jamais voir. Maintenant que vous êtes bien au courant de toutes les implications, si vous vous sentez toujours prêt, je reste tout à fait disposé à vous présenter cette technique.
Pas toujours rassurant le Basile pour un psy.... J’ai hésité pendant un temps et puis j’ai finalement accepté qu’il me présente sa fameuse méthode. Pour mettre en branle toute cette mécanique inconsciente, il suffisait simplement que je me focalise exclusivement sur le souvenir d’une de ces situations embarrassantes que j’avais vécues. Ensuite, il n’y avait pratiquement rien à faire, à part se laisser submerger par les images mentales qui évolueraient d'elles-mêmes. Les symptômes de surface du malaise laisseraient alors progressivement place à des associations de plus en plus vives., lesquelles me permettraient de rejoindre le cœur archétypal de mon complexe censé contenir en son sein non seulement la charge émotionnelle de mes propres affects, mais aussi potentiellement celles de toutes les autres personnes qui ont pu être confrontées au même genre de problème que moi. L’important pour arriver à ce stade critique où l’inconscient personnel côtoie l’inconscient collectif, consiste à sélectionner de la manière la plus judicieuse qui soit l’expérience traumatique de départ. Selon les dires de Basile, ce choix est d’une importance cruciale puisqu’il conditionne l’intensité du voyage au cœur du complexe et a fortiori la possibilité d’un dialogue avec l’archétype dont il est question. Or, quoi de plus délicat pour moi que de hiérarchiser les situations embarrassantes tant j’avais pu être excessivement maladroit ces derniers temps. Parmi tous les souvenirs que j’ai pu évoquer dans la demi-heure qui a suivi, il y en avait pourtant bien un qui personnellement ne m’est pas apparu comme fondamental, mais qui visiblement a retenu toute l’attention de ce cher Basile.
Le souvenir date d’il y a trois semaines environ. Alors que je me promenais le long des berges du vieux port, j’ai soudainement eu envie de manger une bonne glace à l’italienne, de celles qui montent triomphalement en pointe et qui vous coulent lentement sur les doigts. Contre quelques pièces de monnaie, j’en ai acheté une à la menthe et au chocolat, exactement comme celles que mon grand-père m’achetait lors de ces moments bénis d’insouciance où il m’emmenait à la pêche à l’écrevisse. Fier comme un enfant gâté, je suis donc parti avec ma glace m’asseoir tranquillement sur le parapet pour la savourer en prenant le temps qu’il convient dans ce genre de circonstances. Tout était absolument ravissant, j’avais ma glace aux parfums proustiens, l’eau turquoise au loin scintillait comme un diamant et les verres dans les bars d’en face s’entrechoquaient pour célébrer la fin d’une longue semaine laborieuse. Mais après quelques délicieux coups de langue, le problème, bien dodu, s’est posé là brusquement sur le parapet. L’infâme volatile s’est avancé vers moi d’un pas chancelant. Derrière son immense bec jaune et tordu, j’ai senti le poids de son regard avide qui devenait de plus en plus lourd à mesure qu’elle s’avançait le long du muret. Impavide la voilà qui n’était maintenant plus qu’à quelques mètres de moi. À partir de cet instant, elle comme moi savions que nous n’y échapperions pas. La lutte acharnée pour la glace était inéluctable et j’étais prêt à tout pour ne pas perdre ce qui me revenait de droit. Je me suis levé alors d’un bond croyant naïvement pouvoir asseoir ma domination par le simple fait de la hauteur. Ce fut la première erreur que j’ai commise et elle aurait déjà pu m’être fatale. La harpie sortie tout droit d’on ne sait trop quel enfer a décollé brusquement et s’est mise à tournoyer rageusement autour de ma tête. À plusieurs reprises, elle a plongé d’en haut à toute allure pour m’attaquer sur les flancs. Désemparé, je n’avais aucun moyen pour me défendre à part gesticuler grotesquement devant les visages hilares des familles qui étaient venues s’installer sur les terrasses d’en face. Quelques contorsions plus tard, ce qui devait arriver arriva, la glace et les réminiscences du passé sont tombées pour couler ensemble dans les profondeurs abyssales. Les enfants et les parents, qui avaient évidemment suivi avec le plus grand intérêt ce spectacle malsain, s’étouffaient presque devant leur assiette tellement ils se bidonnaient. Plus qu’une simple glace qui tombe à l’eau, c’était mon honneur qui était bafoué. La nostalgie laissa place à la colère et j’étais maintenant résolu à en découdre avec cet oiseau de malheur qui ricanait de concert avec tous ses gloutons entassés les uns sur les autres et qui ne peuvent prétendre s’élever qu’en rabaissant les autres. La bête allait maintenant tenter de me porter l’estocade, l’ultime coup de bec qui allait bien pouvoir me foutre à la flotte, le clou du spectacle pour ces empaffés. Mais je n’avais pas dit mon dernier mot. Alors qu’elle s’apprêtait à foncer sur moi, j’ai serré mon poing et tout en penchant mes hanches sur le côté pour prendre suffisamment d’élan comme le font les boxeurs à la télé. Le coup est parti à pleine vitesse, mais au moment fatidique, la mouette est parvenue à remettre ses ailes à l’horizontale, redressant sa maudite trajectoire pour s’enfuir à jamais dans les cieux. Mon bras quant à lui continuait à s’allonger infiniment dans le vide. J’étais en train de perdre complètement l’équilibre. Je claudiquais sur le parapet comme un funambule unijambiste. La vue de l’eau en dessous de mes pieds pétrifia progressivement toute la partie inférieure de mon corps. Ce furent finalement mes orteils qui se tétanisèrent en dernier, alors qu’il ne restait plus que quelques centimètres de mon talon sur le béton. Pourtant, le haut du corps lui était resté parfaitement mobile et à force de faire tourner mes bras en arrière, je suis miraculeusement à regagner une posture stable. Une fois remis sur pied, tous mes muscles, brusquement, se sont relâchés et dans un seul et même mouvement, je me suis effondré sur le parapet.
Combien de temps étais-je resté avec mes jambes tremblotantes sur le parapet ? Je n’en avais aucune idée. Toujours est-il qu’en relevant la tête, j’ai réalisé qu’entre-temps les restaurants s’étaient vidés. La petite place était maintenant déserte et pour cause, le ciel s’était couvert de nuages orangés, incontestables signes annonciateurs d’une catastrophe imminente. Obnubilé par les vestiges de mes vertiges, je n’avais semble-t-il pas vu le véritable danger arriver. Et il était déjà trop tard quand j’aperçus sur les hauteurs de la ville, une effroyable traînée de lave qui coulait en contrebas depuis le sommet du volcan en éruption. Il ne me restait plus qu’à courir avant de rôtir dans les flammes de l’enfer. Je me suis donc lancé à corps perdu pour essayer de rejoindre la sortie du port. Derrière moi, la ville aux maisons jaunes était déjà à moitié carbonisée. Le sol commençait à se fissurer partout autour alors qu’il ne me restait plus que quelques mètres à parcourir pour rejoindre la mer impassible qui s’étendait à perte de vue devant moi. Mais plus je fuyais vers l’avant et plus les fracas se firent violents. Comme si le volcan insistait pour me dire quelque chose que j’arrivais à peine à entendre. Quelque chose comme : « Réveillez-vous mon vieux. Tout va bien, vous êtes avec moi, on est au cabinet ».
Basile a continué à claquer frénétiquement des doigts autour de mes oreilles jusqu’à ce que je recouvre complètement mes esprits. Puis, après quelques tests rapides pour s’assurer de mon état de conscience, il est automatiquement repassé en mode analytique. Sa priorité au sortir de l’imagination active consistait à recueillir un maximum de détails avant que je ne perde définitivement la trace de mes pensées inconscientes. Je lui ai alors décrit minutieusement mes visions tandis que lui prenait note méthodiquement dans son carnet mauve. Tout était plutôt clair dans ma tête. J’arrivais sans mal à ordonner les événements, d’abord la promenade paisible, la mouette ensuite, et puis la lave qui engloutit la ville. J’ai répondu spontanément à chacune de ses questions jusqu’à ce qu’il finisse par me demander dans quelle ville s’était déroulée la scène. Et là bizarrement ça a coincé. J’avais beau être en mesure de décrire scrupuleusement l’endroit, il m’était tout bonnement impossible de savoir d’où provenaient ces visions. J’avais effectivement passé une partie de mon enfance à proximité d’une ville portuaire, mais les maisons n’avaient pas ses teintes ocre, il n’y avait pas non plus de restaurants et encore moins de volcan en arrière-plan. Après tout, il était tout à fait concevable que la scène fût simplement un genre patchwork regroupant plusieurs images que j’avais pu voir à différents instants de ma vie ou même à la télé ? Mais Basile n’a pas semblé être de cet avis. Bien au contraire, il s’est concentré intensément pour essayer de recoller les pièces du puzzle afin de trouver une sorte d’unité dans toutes ces descriptions. Tout à coup, son visage s’est illuminé. Il avait trouvé. Pour lui, ça ne faisait aucun doute. Le port, les volcans, les maisons jaunes, c’était Naples. C’était probablement la pensée associée à la glace à l’italienne qui m’avait emmené là-bas et il fallait impérativement que j’y retourne immédiatement si je voulais avoir une chance de dialoguer avec mon archétype.
Difficile d’imaginer Naples quand en réalité, on n’y a jamais foutu les pieds. Pour faciliter l’immersion, Basile m’a demandé de fermer les yeux et, d’une voix chantante, il a commencé à évoquer les pizzas, les nappes à carreaux et puis le bruit des roulis doux de la Méditerranée qui viennent caresser les rochers. Les images se sont mises à défiler devant mes yeux et en quelques minutes, je me suis effectivement retrouvé dans une ville qui aurait très bien pu être Naples. Sur place, tout était exactement comme je me l’étais imaginé, exception faite de la tempête de neige qui, pour le coup, n’avait pas été anticipée et semblait traduire l’expression inconsciente d’une angoisse profonde. Cet incroyable blizzard ne semblait pourtant pas empêcher les imperturbables vespas de circuler à toute allure dans les ruelles étroites de la ville. À cause des flocons qui réduisaient considérablement mon champ de vision, j’ai décidé de rester collé au mur des maisons en avançant avec la plus grande prudence. Précaution inutile puisque je me suis quand même retrouvé trempé de la tête aux pieds à cause des éclaboussures des scooters qui prenaient un malin plaisir à frôler le trottoir. Frigorifié, je me suis alors mis désespérément à la recherche d’un endroit pour m’abriter. À l’autre bout de la rue, il y avait cette lumière fébrile que j’ai suivie et qui m’a permis de trouver un bistrot miraculeusement ouvert. Une fois assis à l’intérieur un bonhomme court sur pattes m’a salué sympathiquement et s’est empressé de m ’apporter un café et un verre d’eau. Réchauffé par cet accueil et les émanations du café, je me suis apprêté pour le boire, mais au moment de poser mes lèvres sur la petite tasse, un vieux monsieur ventru, tout de blanc vêtu, qui était installé à la table du fond, s’est mis à gesticuler pour me signaler d’arrêter de toute urgence. Avec ses mains et la vaisselle qui l’entourait, il m’a mimé toute une saynète pour me faire comprendre qu’il fallait d’abord boire l’eau avant de boire le café. Quand il eut fini, sa moustache s’est mise à frétiller, ses yeux se sont plissés et ses lèvres se sont allongées progressivement jusqu’aux fossettes. Puis, il a finalement dévoilé cet immense sourire qui ne comportait que quelques dents, espacées à intervalle régulier à la manière des touches sur le clavier d’un piano. L’insistance avec laquelle il m’a regardé et l’expression de ce sourire édenté m’ont rapidement incommodé au point de renverser mon café sur ma chemise. Embarrassé au plus haut point, je me suis éclipsé vers la salle de bain pour fuir cette situation embarrassante et détacher mon vêtement. Une fois arrivé dans la petite pièce du fond, je suis resté un moment à frotter ma chemise sur le rebord du lavabo. En me regardant de temps en temps dans le miroir, sans doute à cause de l’éclairage tamisé, j’ai eu la sensation désagréable de ne pas vraiment me reconnaître. Comme des pièces d’un vieux puzzle mal rangé, certaines parties de mon visage ne semblaient pas tout à fait correspondre avec le reste. J’étais dans une impasse. Soit, je restais ici dans cette salle de bain miteuse, face à ce miroir déformant, ou bien, je retournais dans le bar en risquant de me retrouver nez à nez avec l’autre tordu. Avec un peu de chance, il était peut-être parti depuis le temps. Après avoir respiré un bon coup, je me suis décidé à tourner la poignée dorée. De l’autre côté de la porte, la pièce était vide et donc je me suis dirigé sereinement vers le comptoir pour payer ce café qui avait l’air si délicieux et que je n’avais malheureusement pas pu boire. Mais en fouillant dans les poches de mon manteau, je me suis rapidement rendu compte que j’avais égaré mon portefeuille. Les poches étaient définitivement vides, sur la table où je m’étais installé, il n’y avait rien non plus. Peut-être l’avais-je oublié lors de mon passage dans la salle de bain ? Je me suis alors excusé auprès du serveur en baragouinant quelques mots d’Italien. Je me suis retourné puis dirigé à nouveau vers la pièce du fond pour tenter d’y retrouver mes papiers. Pile au moment où j’ai posé mes mains hasardeuses sur la clenche dorée, j’ai entendu une voix sourde dire dans un Français approximatif et avec un fort accent : « Ebbè..c’est ça che tu cherches ? ». Pas possible, c’était l’autre, l’homme-piano, il était encore dans le bar, il avait juste changé de place. Il était maintenant assis à droite, de l’autre côté du couloir. Il souriait toujours, mais cette fois-ci avec un air malicieux, et de sa main gauche, il tenait mon portefeuille qu’il agitait comme un enfant qui vient de piquer son jouet à un autre. Je me suis approché de lui d’un pas ferme en tendant ma main pour qu’il me le rende. Au lieu de quoi, cet imbécile m’a agrippé le bras et m’a flanqué au sol avant de détaler.
Voilà comment je me suis retrouvé donc, en plein blizzard, à poursuivre ce drôle de voleur qui malgré son embonpoint et son âge avancé semblait tout à fait prêt à faire un tour express de la ville. Connaissant les moindres recoins, il aurait été en vérité facile pour lui de me semer. Il aurait très bien pu filer et disparaître définitivement en anéantissant ainsi tous mes espoirs de jamais retrouver mon portefeuille. Mais au lieu de s’éclipser sans laisser de traces, le bougre marquait régulièrement des courtes pauses. Il m’attendait pour que je le suive, comme s’il voulait m’emmener quelque part. À chaque coin de rue, il s’arrêtait et se tournait subrepticement pour me faire un pied de nez avant de s’engouffrer à nouveau dans une énième allée escarpée ayant exactement la même allure que la précédente et que la suivante. Plus mon cœur battait la chamade à force de courir et plus j’avais l’impression d’accorder de l’importance à ce foutu portefeuille que j’avais trimballé partout avec moi pendant tant d’années. Quoi qu’il en soit, ce petit jeu de piste allait bientôt prendre fin. À ce rythme, je n’allais pas pouvoir tenir longtemps. À bout de souffle, je l’ai suivi jusqu’à ce qu’on débouche hors de ce labyrinthe urbain. Nous étions arrivés le long des berges du port quand j’ai été pris d’un point de côté terrible. En me voyant presque arrêté, l’affreux s’est retourné à nouveau vers moi pour me refaire un pied-de-loup, nez qu’il avait d’ailleurs proéminent et jaune, comme un genre de bec de mouette, ce que je n’avais pas remarqué jusqu’ici. Pendant que je restais planté là à observer l’affreux personnage de loin, figé que j’étais par la douleur qui devenait insupportable, lui continuait à cavaler en contrebas jusqu’à atteindre un petit bateau dans lequel il est monté. La course était terminée, je pouvais dire adieu à mon portefeuille. À moins que ? N’était-ce pas une petite barque là-bas, à peine accrochée au ponton ? Tant pis, foutu pour foutu, j’étais glacé, trempé, tâché, sans papiers, je n’avais plus rien à perdre. J'ai inspiré un grand coup pour reprendre mon souffle et me suis précipité vers la barque en tentant le tout pour le tout. D’un bond, je suis monté à bord et j’ai commencé à ramer comme un galérien. La galère, c’était mon truc après tout, alors j’avais peut-être une chance de le rattraper surtout que lui devant semblait ralentir. Quelques coups de rames dans un dernier effort m’ont permis d’arriver à sa hauteur. Il ne me restait plus qu’à passer d’un bateau à l’autre pour enfin lui flanquer la racler du siècle. Je suis monté sur le bord de la coque et j’ai allongé la jambe droite pour mettre un pied sur son bateau. Bordel, j’étais trop court ! Lui, bien sûr, s’en est aperçu et après avoir laissé retentir un rire divin qui venait du plus profond de ses entrailles, il s’est remis à ramer péniblement. Évidemment, je me suis retrouvé presque en grand écart entre les deux barques. Plus le temps de réfléchir, il fallait que je saute, ce que j’ai fait. À mon tour de ricaner vieillard ! Il s’était bien fichu de moi, à me faire courir aux quatre coins de la ville, et maintenant il allait payer l’addition ce salopard. Je l’ai empoigné par le col de son accoutrement ridicule, j’ai levé la main au ciel en prenant le soin de bien serrer les doigts pour que la claque sonne. Pendant que je savourais cette ultime revanche, lui me fixait des yeux sans broncher. La sentence allait s’abattre. Je lui ai demandé s’il avait quelques derniers mots à prononcer avant de recevoir une trempe mémorable. De la poche de son veston, il a sorti mon portefeuille et du portefeuille, il a sorti mon passeport. Il a regardé ma photo avec perplexité, comme s’il ne voyait absolument aucune ressemblance entre mon visage et celui présenté sur la carte. Il s’est levé d’un bond et a finalement dit avant de me pousser par-dessus bord : « Se non cominci a vivere adesso, tornerò e ti ammazzerò »
dimanche 13 mars 1994