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Comment raconter les faits historiques : devoir de mémoire ou vertu de l’oubli ?

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« Car au fond la véritable question, celle qui reste présente dans tous les esprits et qui s’incarne véritablement jusque dans la chair du corps social, c’est celle du vivre-ensemble. Le Modus Vivendi, pourrait-on dire de manière presque anachronique. Comment réorganiser la vie en commun ? Comment faire face au triomphe de l’usine qui impose des nouveaux rythmes de travail ? Comment s’adapter aux mutations induites par la révolution industrielle, cette tâche d’huile qui se répand sur l’ensemble du territoire, qui reconfigure les déplacements grâce à l’avènement du chemin de fer, qui bouleverse les rapports entre les ouvriers, ne disposant que de leur seule force de travail, et les patrons en quêtes perpétuelle du profit, entre les campagnards du vieux monde agraire et les citadins qui participent à la grandeur du pays, et même, entre les hommes et les femmes, depuis que le travail à la chaîne a porté un coup fatal à l’homo faber ? Comment recréer une forme de cohésion face à un tel chambardement qui fait émerger des catégories nouvelles tandis que d’autres inévitablement tendent à disparaître ? Au fond, c’est ça la question sociale dont nous parle Robert Castel dans sa chronique du salariat. Tout l’enjeu est donc de savoir quelles réponses ont pu être apportées. Les réformes progressives de l’État providence ou bien le grand soir suivi de la dictature du prolétariat qui s’accapare enfin sa propre destinée ? Le modèle paternaliste, la grande famille de l’usine, ou bien les grèves prolongées soutenues par les forces syndicales ? La négociation ou la radicalité ? L’apaisement des tensions ou l’onde de choc provoquée par les crises à répétition ? En réalité, depuis la chute du Second Empire et jusqu’au krach boursier de 1929, la situation particulièrement instable en France ne va cesser d’osciller entre ces deux tendances antagoniques, avec des tentatives de réconciliation parfois, mais aussi et surtout des épisodes violents durant lesquels l’unité nationale sera gravement mise en péril.

Dans un premier temps, ce que je vous propose pour démarrer ce nouveau chapitre, c’est d’aller faire un détour du côté de l’Histoire événementielle pour procéder à quelques rappels chronologiques fondamentaux. D’expérience, je sais que ça peut vous paraître un peu rébarbatif à ce stade de votre parcours académique, mais c’est important pour bien saisir la nature des tensions qui sont à l’œuvre dans ce moment charnière de notre Histoire contemporaine. Comme vous le savez très certainement, en partie à cause l’industrialisation, mais pas seulement, le contexte politique de l’époque est particulièrement instable, d’où l’importance de bien resituer les événements dans l’ordre pour éviter toute confusion par la suite. Donc nous voilà en juillet 1870, suite à un incident diplomatique mineur qui met en cause le chancelier Bismarck, la guerre franco-prussienne éclate. Après la guerre de Crimée, puis la guerre d’Italie, l’empereur compte bien profiter de ce nouvel affrontement pour renforcer son autorité. Hélas, pour ce cher Napoléon III, c’est la déroute complète qui l’attend à Sedan. Incapable de diriger son armée, il capitule très vite et la bataille signe la fin du second empire. Suite à quoi, la République est proclamée en septembre, un gouvernement provisoire est instauré et notre bon poète Victor Hugo, en exil depuis 18 ans, peut enfin rejoindre la capitale qui ne tardera pas à être encerclée par l’armée prussienne. Les hommes de la garde nationale s’organisent pour face à l’ennemi allemand, également en pleine transition industrielle, je le rappelle, raison pour laquelle il convoite l’Alsace, la Lorraine et ses précieux minerais de fer. Rapidement, les Parisiens se sentent abandonnés par le gouvernement de défense nationale qui se replie à Bordeaux. Le maréchal Bazaine a livré ses hommes à Bismarck pendant qu’Adolphe Thiers, brebis égarée, était parti en vadrouille dans les pays voisins pour chercher de l’aide. Évidemment, vous l’aurez compris, les Parisiens se sentent trahis, la ville est bombardée et de surcroît un hiver rude pointe le bout de son nez. C’est la disette. À croire que Paris n’a jamais autant manqué de vivres. Imaginez qu’on vend même des rats sur le marché de l’Hôtel de ville alors que les bourgeois sans scrupules n’hésitent pas à faire bonne chère en consommant les animaux exotiques du jardin des plantes. Même Castor et Pollux, les deux éléphants adorés par tous les titis parisiens, passent à la casserole. Bref, c’est l’anarchie et pas moyen de sortir de cette situation de siège. Seulement voilà, le gouvernement finit par dénicher une idée lumineuse pour parvenir à franchir les lignes de défenses prussiennes : on propose à Léon Gambetta, alors tout jeune ministre de l’Intérieur, de partir en Montgolfière pour voir ce qui se trame en dehors de la capitale. Le 7 octobre, le ballon décolle depuis la butte Montmartre pour partir vers la Touraine. Une évasion pour le moins spectaculaire, vous en conviendrez. Malheureusement, le vent déporte le ballon en direction de Beauvais où il finit par s’écraser. Obligés de reprendre la route à cheval, le ministre et son assistant...

  • Monsieur ? Excusez-moi de vous interrompre Monsieur, mais j’ai perdu le fil. Gambetta part avec son ballon en octobre 1871, c’est bien ça ?
  • Non, la ville est assiégée à partir de septembre 1870, juste après l’avènement de la République, et Gambetta lui essaye justement de rejoindre la province en octobre de la même année. Il rejoint la délégation gouvernementale à Tours avant de se replier à Bordeaux, précisément pour y organiser la défense du pays.
  • C’est que... Comme vous nous aviez déjà parlé de l’hiver, j’ai pensé qu’il s’agissait du mois d’octobre de l’année suivante.
  • Oui euh non… Effectivement, l’hiver arrive bien après le départ de Gambetta. Vous faites bien de le préciser. Et c’est à partir de ce moment-là, dès le début du mois de janvier en somme, que les bombardements sèment la terreur dans Paris. Dans la nuit du 5 au 6 janvier, la fameuse affiche rouge qui réclame l’établissement de la Commune est placardée sur les murs de ville. À la fin du mois donc de janvier toujours, le gouvernement provisoire entreprend des négociations avec Bismarck et la foule envahit l’hôtel de ville pour empêcher la capitulation, en vain. He oui, car l’armistice est finalement signé le 28 janvier, les Prussiens s’emparent des forts qui ceinturent Paris et confisquent les armes aux soldats. Mais les civils de la garde nationale, eux, possèdent encore leurs canons et, vous vous en doutez, ils sont plus furieux que jamais après cette nouvelle fourberie du gouvernement. Pour calmer le jeu, Bismarck souhaite alors négocier avec une assemblée élue démocratiquement. Les royalistes qui se prononcent en faveur de la paix gagnent les élections et Adolphe Thiers, qui a refait surface entre temps, est nommé chef de l’exécutif. « Paris vendu ! » titre alors Jules Vallès dans le Cri du Peuple, le quotidien éphémère qu’il crée sur le vif. Et effectivement, c’est investi des pleins pouvoirs que Thiers se rend à Versailles pour signer le traité de paix avec les Allemands. On peut le dire, il s’agit là d’une triple humiliation pour la France : une lourde indemnité de guerre à payer, la cession de l’Alsace et la Lorraine, et en plus de ça, l’ennemi défilera sur les champs Élysées le premier mars. Bien sûr, la garde nationale, qui se proclame désormais fédération, ne compte pas en rester là et entend bien résister jusqu’au bout. Sous l’égide notamment de Louise Michel et de bien d’autres femmes qui participent à la révolte, les canons sont transportés à Montmartre et à Belleville. De retour à Versailles, le gouvernement, pour sa part, continue de réprimer le peuple alors que les insurgés eux sont désormais résolus à mettre Paris à feu et à sang. ‘Aux armes ! À la Bastille !’. Ils sont près d’un millier d’hommes à se rendre dans cette vieille bâtisse, l’un des derniers bastions de l’absolutisme où le roi enferme encore des fous et quelques brigands. À leur grande surprise, les insurgés pénètrent dans la forteresse sans véritable résistance et réussissent à s’emparer des fusils, des canons, mais aussi et surtout, et là, je ne vous apprends rien, de la poudre qu’ils n’avaient pas pu trouver aux Invalides...
  • Monsieur ? Excusez-moi de vous interrompre à nouveau, mais quel rapport avec la Commune ?
  • Justement, j’y viens. L’histoire de la commune légale puis insurrectionnelle débute véritablement au lendemain de la prise de Bastille. Bailly qui est alors maire de Paris…
  • Mais Monsieur, vous nous parliez à l’instant de la Commune de 1871.
  • Oui tout à fait. Alors, la commune de Paris de 1871. Alors, poursuivons. J’en étais où moi déjà ?
  • Vous en étiez à Louise Michel Monsieur, ce qui nous a tout autant étonné, et je parle au nom de mes camarades, puisque nous étions censés avoir un cours sur les grandes découvertes.
  • Comment ça les grandes découvertes ?
  • ’Premières mondialisations (1492-1540) : de l’exploration à la conquête. C’est en tout cas ce que nous avons comme grand titre dans le livret de cours et sur la notice bibliographique Monsieur.
  • Vous êtes bien mes étudiants de maîtrise ?
  • Non Monsieur, nous sommes les élèves de première année de licence en sciences humaines.
  • Ah bon, bien, très bien. Oui, les première année ! Ah, vous savez, en tant qu’enseignant, avec cette multitude de visages qui défile tous les jours, on finit par confondre les classes. Mais enfin, il fallait m’interrompre plus tôt voyons ! Bien, toujours est-il que je vous présente mes plus plates excuses pour ce moment d’égarement. Alors sans perdre davantage de temps, reprenons si vous le voulez bien là où nous en étions restés la dernière fois. Tenez, vous, au premier rang, pouvez-vous me dire quelle est la dernière phrase que vous avez écrite dans votre prise de notes, s’il vous plaît ? Ça va me remettre sur la voie.
  • Monsieur, nous n’avons pas encore de notes pour l’instant. C’est le premier cours du semestre.
  • Le premier cours du semestre ? Ça alors, mais que dites-vous là ? Enfin, dans mon agenda, il est bien écrit que… eh oui, effectivement, vous avez raison, mi-septembre, première semaine… Écoutez, je suis confus, je vous prie de m’excuser encore une fois. À croire que je me suis définitivement trompé de promotion. Ah, vous savez, avec cette histoire de réforme universitaire, je m’y perds de plus en plus. Ayant fait presque toute ma carrière rue des Écoles, vous comprendrez donc que venir donner des cours ici porte Dauphine, ça a été pour moi... La révolution. Croyez-moi, une seule université à Paris, c’était amplement suffisant et ça nous aurait évité tous ces changements de postes !
  • Comment ça porte Dauphine Monsieur ? Nous sommes à la Sorbonne.
  • À la Sorbonne ?
  • Bien oui, tenez le Panthéon est juste là, regardez, on voit le dôme par la fenêtre !
  • Parbleu. Alors ça, c’est la meilleure… Bon. Euh... Eh bien euh, sur ce, mes chers petits historiens en herbe, je vous laisse et je file en vitesse vers là où on m’attend… On se retrouve la semaine prochaine, même endroit même heure, et surtout n’oubliez pas les dissertations qui sont à me rendre d’ici à la fin du mois ! »

lundi 15 avril 1991