Comment éviter le syndrome de la page blanche ?

« Vous me connaissez Basile, j’essaie toujours de faire tout ce que je peux de mon côté pour résoudre les problèmes. Mais là, vraiment, j’ai épuisé toutes mes ressources. J’ai essayé de puiser l’inspiration partout où je pouvais. Rien que cette semaine, je suis allé huit fois au cinéma. J’ai doublé le nombre de quotidiens que j’épluche rigoureusement tous les matins. J’ai même relu presque l’intégrale des Rougon-Macquart, c’est vous dire. Et pourtant, six mois sont déjà passés, rendez-vous compte, six mois, sans que j’écrive une ligne. La panne d’inspiration en somme, le blocage total, que dalle, nada, wallou, niente ! Honnêtement, je ne sais pas quoi faire de plus. Hier au soir, je vous avoue que j’étais tellement désespéré que j’ai fini par me dire qu’il fallait peut-être que je songe à balancer tous mes vieux feuillets par la fenêtre. À quoi bon garder tout ce merdier sur mon bureau, si je ne peux pas continuer ? Et puis au final, mon angoisse m’a fait penser à vous et je me suis dit pourquoi pas retourner voir Basile, l’homme de toutes les situations, pas vrai ?
- Vous avez frappé à la bonne porte. Je sais précieusement de quoi vous avez besoin pour sortir de votre impasse. Vous voyez ce gros livre, là, tout en haut de mon étagère ?
- Le gros livre jaune ?
- Oui, le gros livre jaune. Vous vous en rappelez, nous en avions parlé lors de notre toute première entrevue. Je crois me souvenir qu’il vous avait beaucoup intrigué. Vous vous souvenez de quoi il s’agit ? Bien sûr que vous vous en souvenez ! Regardez bien la tranche du livre. Vous arrivez à déchiffrer le titre allemand. Il s’agit de l’œuvre complète de Jung, un véritable trésor de psychologie analytique, vous vous en doutez. C’est une édition très spéciale à laquelle je tiens particulièrement. Non pas que le contenu diffère essentiellement par rapport à n’importe quelle autre compilation, simplement, je l’aime beaucoup sans vraiment trop savoir pourquoi d’ailleurs. Non, car fondamentalement, à l’intérieur, on y retrouve ni plus ni moins que ce qu’on s’attend à voir dans toute collection d’ouvrages de psychologie : des théories sur l’inconscient, des observations cliniques sur des patients, des analyses de rêves en pagaille. Et tout ça sur des centaines de milliers de pages. Une lecture difficile, aride même. On a parfois envie de s’endormir en plein milieu de la page. Avec toutes ces lignes, qui se ressemblent et qui s’enchaînent les unes après les autres. Il faut souvent revenir en arrière et relire à plusieurs reprises le même paragraphe pour bien saisir le sens de la pensée complexe de l’auteur. Et même en relisant avec attention, il arrive fréquemment que le texte ne fasse pas plus sens, même chez les lecteurs avisés. Peut-être aussi parce qu’en tant que lecteur, on ne lit pas forcément dans le bon sens. En présupposant qu’on tienne le livre à l’endroit, il est toujours possible de se tromper de sens. Par exemple, au lieu de lire ce qui est écrit noir sur blanc, peut-être, faudrait-il mieux lire le blanc qui se trouve à l’intérieur du noir. Ne croyez-vous pas qu’il soit important parfois de savoir lire entre les lignes pour bien saisir le contexte ? Personnellement, je m’y efforce. Le problème étant qu’à force de lire entre les lignes, il devient tout bonnement impossible de s’arrêter de lire en cours de route, tout simplement parce qu’il n’y a pas de point entre les lignes. Alors comment rependre sa respiration, en l’absence de ponctuation ? Il faut bien inspirer profondément avant de passer à la phrase suivante n’est-ce pas ? Et pour ça, il nous faut des points, sur le i, mais aussi et surtout en fin de phrase. Des points bien ronds et rassurants comme des yeux doux. Les vôtres d’ailleurs me semblent bien fatigués. Vous sentez la fatigue arriver. Sur tous ces petits muscles autour de vos yeux, justement, qui sont en train de cligner très légèrement. Vous avez senti ce léger battement, presque imperceptible. C’est que vos paupières commencent à devenir lourdes, très lourdes même. Si bien que tôt ou tard, vos yeux vont finir par se fermer... Tranquillement... Et vos paupières avec. Voilà, c’est bien. Vous vous sentez comme vous êtes apaisé alors que vous vous trouvez paisiblement installé sur mon gros fauteuil jaune. Sa texture est très agréable et sa couleur est la même que celle du gros livre assis sur l’étagère. Vous sentez à présent le velours jaune du fauteuil jaune qui caresse votre avant-bras. Vous êtes bien maintenant et il n’y a qu’à laisser venir cet état agréable et si paisible. Vous sentez le contact du velours. Sur votre peau, un rayon de soleil est arrivé. Pendant que vous preniez une grande inspiration, le rayon blanc de lumière s’est faufilé entre les lignes du volet pour réchauffer votre corps et votre conscience. C’est bien connu, il faut inspirer profondément pour trouver l’inspiration. Maintenant, votre esprit conscient peut accueillir tout ce qui advient autour de vous ou bien peut-être aussi en vous. Votre corps sait d’ailleurs ce qu’il faut faire pour se mettre encore plus à l’aise et se détendre. Encore plus paisiblement. Pour cela, il suffit d’allonger ses jambes, librement, dans le vide et les étirez au maximum... À votre rythme. Voilà, comme ça… Vos jambes s’allongent indéfiniment comme des longues phrases dans un livre, des phrase sinueuses, sans fin, comme celles de Proust, à la fin desquelles l’auteur aurait comme oublié de mettre un point. Vos jambes sont droites, comme des i maintenant ou plutôt comme des lignes dans un livre, parfaitement parallèles. Vous le savez puisque vous avez toujours très bien su reconnaître les lignes et les parallèles, surtout quand elles sont allongées sur un gros fauteuil jaune. Ce sont exactement les mêmes lignes qu’hier et les mêmes phrases que demain. Parce que les lignes d’un livre, aussi inspirantes soient-elles, sont toujours comme ça. Elles sont immuables. Elles ne bougent pas. Elles ne peuvent pas se croiser puisqu’elles sont parallèles, ces lignes. Vos jambes, elles peuvent se croiser contrairement aux lignes, parce que vous n’êtes pas un livre, même si parfois, vous arrivez à lire en vous comme dans un livre ouvert. Vous sentez vos jambes qui se sont croisées alors que les rayons jaunes du soleil qui passent entre les lignes du volet sont venus sur votre peau pour faire briller la lumière qui sommeille en vous… Inspirez profondément et au moment précis où vous serez surpris par la lettre i, vous serez complètement endormi. Vous vous trouverez dans un état de profonde relaxation et vous pourrez entrer dans un paysage onirique où le soleil est également jaune et où les livres n’ont plus d’importance. Un. Vous êtes tellement léger que vous pouvez déjà flotter parallèlement au sol comme lorsqu’on flotte sur un nuage. Deux. Comme sur un tout petit nuage... Tout doux et bien cotonneux... i. Vous dormez profondément. Vous êtes sur votre nuage et tout y est absolument paisible. Dans votre monde onirique... Tellement paisible qu’il y a même cinq autres petits nuages en face de vous. Les nuages sont des marches qui se suivent les unes après les autres... Les marches comme les nuages se suivent et les lignes aussi d’ailleurs se suivent donc vous pouvez les descendre en toute sécurité. Vous descendez une première marche, et en même temps vous descendez plus profondément à l’intérieur de vous. Vous réalisez que vous descendez les marches et alors que vous en prenez conscience, vous vous concentrez et vous descendez le deuxième nuage. Plus vous descendez et mieux vous vous sentez... À l’intérieur de vous. Alors que vous arrivez sur le troisième nuage, vous êtes déjà tellement bien que vous voulez descendre encore plus bas, car vous savez que tout est possible en bas de l’escalier de nuages. Et quand vous descendez le quatrième nuage et que vous êtes dans cet endroit qui vous semble très familier et en même temps vous sentez son potentiel créateur. Car vous pouvez accéder ici librement à tout un tas de souvenirs et d’émotions... Aussi bien des souvenirs anciens que des émotions plus vives... Des images flottantes et fluctuantes qui s’en vont et qui viennent… Ils voyagent en vous et vous vous nourrissez de toutes ces métaphores oniriques. Ça y est, vous avez franchi la dernière marche du nuage, c’est la ligne d’arrivée qui vous permet d’accéder à la réminiscence que vous cherchiez. Maintenant, vous savez exactement pourquoi vous êtes ici… Sur votre nuage dans un ciel littéraire empli d’idées neuves. Vous prenez conscience de toutes ces belles histoires et vous pouvez accepter toutes ces nouvelles informations inconscientes... Votre imagination s’allonge comme vos jambes jusqu’à l’infini et par conséquent, vous pouvez oublier totalement le son de ma voix. Vous pouvez aussi laisser de côté les nuages ainsi que tous les fauteuils où vous vous êtes assis par le passé et aujourd’hui, et même vos jambes qui sont restées allongées, parallèles dans le vide flottant et lumineux. Ou bien, vous pouvez continuer d’écouter ma voix… Peu importe puisque vous allez trouver vos idées... Vous pouvez même oublier d’oublier si vous voulez. Ce nouvel élan d’inventivité restera en vous et il vous sera même utile dans un avenir lointain ou peut-être un futur proche. Vous imaginerez mieux... Des nouvelles histoires. Des phrases qui vous traversent l’esprit comme les rayons de lumière qui passent actuellement à travers vous quand vous respirez profondément. Ainsi, vous pourrez facilement vous en rappelez de plus en plus dans les moments qui viendront après les nuages, quand le livre sera terminé. Maintenant que c’est terminé, vous commencez à vous réveiller. Vous refermez progressivement le gros livre. Vous remontez les nuages un à un, vous revenez à vous tranquillement et vous pouvez ouvrir vos yeux en forme de point, pareil à ceux qui surmontent les i. Ouvrez les yeux ! Voilà, vous êtes ici et maintenant avec moi au cabinet, en face du gros livre de Jung perché tout en haut de l’étagère. Vous m’entendez ? -…
- Eh bien alors mon vieux, vous avez piqué un somme ?
- Je vous prie de m’excuser Basile, j’ai dû m’assoupir quelques instants. Avec toutes ces histoires d’inspiration, je crois que je me suis épuisé et là, c’est le corps qui lâche. Je sens plus mes jambes.
- Bien oui mon vieux, vous nous faites du surmenage. Il faut impérativement vous reposer. Allez, filez chez vous et faites moi une bonne sieste.
- Et ma panne d’inspiration alors ? Je n’ai toujours pas d’histoire à raconter moi.
- Pas d’inquiétude, on reparlera de tout ça plus tard à tête reposée. Dans votre état de fatigue, hélas, je crains que je ne puisse rien faire pour vous.
- Vous avez certainement raison. Je vous rappellerai sur votre ligne personnelle pour fixer un autre rendez-vous. Qui sait d’ici là, peut-être qu’une idée va finir par tomber du ciel.
- Ne vous en faites pas. À force d’avoir tout le temps la tête dans les nuages, je suis sûr que vous irez la décrocher là-haut avant même qu’elle n’ait eu le temps de tomber.
mardi 18 février 1992