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Comment prendre le métro ?

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Ça fait déjà une bonne éternité que j’attends que le métro capricieux pointe le bout de son nez. Qu’est-ce qui lui arrive encore à ce fichu tas de férial ? Il tarde à venir le transporteur du peuple ! À ces heures creuses de l’après-midi, entre la cohue matinale et le tohu-bohu du soir, pendant que les bureaucrates triment encore et toujours sous les coups de fil, la fréquence des rames est drastiquement réduite. L’écran d’affichage indique que le temps d’attente est estimé à environ quinze minutes. Une information qui ne fait pas vraiment sens, car quand on entre dans le temps long de l’attente, tout le monde sait que la mesure des heures et des minutes n’est plus vraiment objective. Les unités absurdes de la science importent peu, dans ces moments-là, c’est la durée vécue qui compte ou plutôt qui semble ne pas pouvoir être comptée. On a comme l’impression de vivre dans un film d’époque. Vous savez avec des scènes interminables qui n’en finissent plus, des plans fixes, sans action, ni dialogue. On s'ennuie, on s'enmerde, on se fait chier... Et qu’est-ce que c’est barbant bon Dieu ! Et puis, quand arrive finalement la fin du film, on se dit que c’était pas si mal au fond, que tout ça est quand même passé bien vite. On en vient presque à regretter toutes ces longueurs quand on prend conscience que le film est sur le point de s’achever.

Personnellement, je me suis aperçu que tout était bientôt terminé lorsque j’ai vu le métro débarquer. C’est fou la trajectoire que ça peut prendre un métro. Ou bien la trajectoire que ça peut prendre une vie. Implacablement ça avance et puis tout à coup, ça s’arrête, ni bien, ni mal, juste ça s’arrête. Sauf qu’avant la toute fin, c’est pas comme dans les films justement. On ne voit pas sa vie défiler devant ses yeux, impossible de dresser le fameux bilan de son existence avant de filer au purgatoire. Pour tout vous dire, on peut à peine réaliser que rien n’a jamais vraiment commencé alors que tout est déjà fini. Moi en tout cas, je n’ai absolument pas senti l’imminence venir. Je savais que le métro arrivait, je savais que je voulais le prendre aussi, je ne pensais juste pas que j’allais le prendre de plein fouet. C’est qu’à ce moment-là, sur le quai d’en face, j’ai vu cette fille un peu grassouillette et très jolie qui m’a souri avec tendresse. Le début d'une idylle peut-être ? Mon âme-sœur qui fait son premier pas dans ma vie sans le savoir ? D’abord le sourire d’une inconnue, puis ses bras autour de mon coup, son rire dans mes oreilles, son souffle sur le creux de ma nuque. Ça m’a troublé. Tellement que j’ai glissé sur le quai humide. Hélas, quand j’ai tourné la tête, il était déjà trop tard. Le cavalier rutilant débouchait de son tunnel funeste à toute allure, prêt à me fendre de part en part du bout de sa lance de fer.

Alors me direz-vous, que voit-on à ce moment-là, si on ne voit pas sa vie défiler ? Vous êtes pressé de le savoir, n’est-ce pas ? Car c’est bien là la question qui brûle sur toutes les lèvres. Et bien vous serez surpris et peut-être même un peu déçu d’apprendre que l’ultime vision, en tout cas celle que j’ai eue, fut celle d’un lion de mer pétrifié sur son rocher. Aspirant à la quiétude de la mer, l’animal visqueux se tenait droit sur son petit caillou. Horrifié qu’il était par la curiosité des hommes et de leurs enfants qui s’entassent dans les parcs aquatiques pour observer les bêtes, il râlait des hurlements de détresse.

Quoi, c’est tout ? Eh bien, oui, c’est tout. Alors bien sûr, vous vous demanderez peut-être pourquoi cette dernière image absurde parmi tant d’autres ? Et là, honnêtement, je n’ai pas de réponse à vous donner. Sans doute, ai-je pensé aux badauds qui après coup viendront s’agglomérer autour du spectacle morbide de mon trépas, mon corps gisant sur la voie, les organes disloqués sur les rails rubescents de l’ancienne catacombe parisienne. Ou bien alors peut-être parce que le regard attendrissant de la fille du quai d’en face m’a fait penser à cet animal en particulier ? Ce ne sont que des hypothèses. Car au fond, je pense qu’il n’y a probablement pas grand sens à chercher derrière tout ça. Une simple image aléatoirement gravée sur ma rétine au dernier moment.

Et ensuite ? Ensuite et bien rien. Allez, si quand même, une dernière question pour la route. Les lecteurs un tant soit peu sérieux serait en droit de se demander : mais alors, que restera-t-il après l’émotion du choc ? Un bruit qui court dans la ville, une rumeur dans l’hiver, quelques lignes dans les faits divers, une statistique de plus, un patronyme qui surgit de manière intempestive dans une rubrique nécrologique lue uniquement par nos chers petits grabataires qui trépignent, qui n’en peuvent plus d’attendre impatiemment de voir le leur s'afficher sur le papier journal… Ou simplement, juste une épitaphe, gravée sur une tombe, rapidement mal entretenue : ci-gît untel né telle date et mort le tant fauché par un foutu métro. Et voilà, c’est à peu près tout, je pense qu’on a fait le tour. Je vous laisse, j’ai rendez-vous avec une otarie, cette fois-ci je crois bien que...

samedi 2 mai 1992