Comment faire preuve d’empathie ?

Les affaires étaient bonnes plus que bonnes même. Ma petite entreprise tournait à plein régime et j’en étais ravi. Au cours de l’année, j’avais presque doublé mon chiffre d’affaires, ce qui m’avait permis d’embaucher trois nouveaux salariés dont j’étais entièrement satisfait. Avec cette montée en croissance rapide, il était cependant devenu difficile de réussir à gérer le capital de la boîte seul. Le temps était venu pour moi d’engager un comptable compétant qui allait pouvoir m’aider avec les finances. Et c’est comme ça que j’ai pu faire la connaissance étonnante d’Albert qui travaille désormais à mes côtés depuis plus de dix ans. Je le revois arriver lors de ce fameux entretien d’embauche, avec sa petite tête enfantine perchée tout en haut de cet immense corps d’adulte. Il était arrivé le premier, à exactement huit heures pétantes, affublé comme presque tous les jours de son t-shirt Superman, lequel s’accommodait évidemment assez mal avec le costume qu’il avait quand même fait l’effort de revêtir pour l’occasion. J’avoue avoir été assez surpris en le voyant pour la première fois. Malgré tout, comme en ce temps-là, il était coutume de penser que la compétence devait primer sur les apparences, j’ai décidé de lui laisser sa chance, comme les autres. Pour l’accueillir comme il se doit, je lui ai tendu ma main droite qu’il a accepté de serrer, non sans une certaine réticence, d’une poignée de mains aussi molle que moite. Je l’ai ensuite convié à s’asseoir dans le fauteuil en face de mon bureau pour commencer l’entretien que je comptais mener en bonne et due forme :
« - Alors mon cher Monsieur, rappelez-moi. Comment vous appelez-vous ?
- Albert
- Très bien. Albert comment si je peux me permettre ?
- Non Albert Vincent. Vincent comme le prénom, Albert aussi comme le prénom.
- D’accord, je note, Albert Vincent Commeleprénom. Commeleprénom, ça s’écrit tout attaché ?
- Je peux enlever mon veston ?
- Euh oui… Sans problème, allez-y mettez-vous à l’aise... Et dites-moi, quelle est votre date de naissance ?
- 22/05/1981
- 22 pour le jour ou pour le mois ? » A nouveau, ma plaisanterie est retombée comme un soufflé. Il est resté de marbre sans afficher le moindre rictus sur son visage parfaitement lisse. Confus, j’ai remis le nez dans ma liste de questions et j’ai poursuivi l’interrogatoire comme si de rien n’était : « Alors comment avez-vous entendu parler de notre entreprise ? J’imagine que vous savez un peu ce qu’on y fait ?
- Mon oncle Gustave a acheté une porte chez vous. Vous fabriquez des portes.
- Ah, je vois. Effectivement, oui, nous fabriquons des portes, des fenêtres, des escaliers et tout un tas d’autres pièces de menuiserie. Vous connaissez un peu la menuiserie, c’est un domaine qui vous intéresse ?
- Non.
- Ah... Je ne vous cache pas que ça m’embête un peu. C’est tout de même notre corps de métier. Et alors pourquoi avez-vous souhaité candidater si vous n’êtes pas attiré par ce domaine ?
- Je veux être comptable.
- Je vois. Très bien… Et sinon vous répondez toujours comme ça de manière aussi laconique ?
- Non. » Ne sachant pas trop comment réagir face à mon étrange interlocuteur, j’ai esquissé un sourire pendant que lui regardait toujours en face, l’air imperturbable et les yeux dans le vague. Le silence s’est installé dans le bureau et pour éviter l’embarras, je lui ai présenté un exemplaire de bilan comptable que j’avais imprimé pour tester les candidats.
En moins de deux minutes, montre en main, Albert a dressé le bilan sans commettre la moindre erreur. Les chiffres et les virgules écrits dans une écriture irréprochable étaient parfaitement alignés dans les colonnes. Je suis resté stupéfait en contemplant la propreté du document qui aurait pu faire rougir n’importe quelle machine à écrire. Il fallait bien l’admettre : Albert, fût-il quelque peu excentrique, était un pur génie du calcul mental. « Ça pour une surprise. Manifestement, vous ne m’avez pas menti quand vous me disiez que vous aimiez les chiffres.
- Pourquoi je mentirais ?
- Non, bien sûr. Dites-moi Albert, pouvez-vous me dire combien font 388 982 multipliés par 1879 ?». Sept-cent-trente millions huit-cents-quatre-vingt-dix-sept mille cent-soixante-dix-huit, m’a-t-il répondu en toutes lettres, après avoir réfléchi stoïquement pendant une fraction de seconde. Tout de suite, j’ai alors sorti frénétiquement la calculatrice du tiroir pour vérifier qu’effectivement le résultat de la multiplication était bien sept-cent-trente millions huit-cent-quatre-vingt-dix-sept mille cent-soixante-dix-huit. Après un temps, le souffle encore coupé, la bouche bée, j’ai repris en bafouillant : « Saperlipopette Albert, où est-ce que vous avez appris à compter comme ça ?
- Avec mon oncle Gustave.
- Vous savez que c’est un don extraordinaire que vous avez là ? -…
- Personne n’est capable de compter comme vous le faites. Vous en êtes conscient, n’est-ce pas ? -…
- Tout ça semble être pour vous d’une facilité déconcertante. Pour vous, c’est aussi simple que, je ne sais pas moi, mettons, aller faire des courses à l’épicerie.
- Oh vous savez, je me suis déjà souvent planté en allant faire les courses à l’épicerie…
- Albert Vincent, bienvenue dans notre équipe, je vous embauche.
mercredi 20 décembre 1995