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Comment retrouver l'amour de sa vie ?

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Avec l’altitude, la densité de l’air diminue. Les particules d’oxygènes en suspension se font de plus en plus rares. C’est la raison pour laquelle il est bien plus difficile de respirer en haut du Mont Blanc que sur une plage de Pampelonne par exemple. Impossible donc de survivre à bord d’un avion sans que la cabine ne soit pressurisée. L’air extérieur est tout simplement comprimé à l’intérieur de l’appareil afin que la teneur en oxygène soit supportable pour les passagers. En somme, on gonfle l’avion comme on gonflerait un ballon avec une simple pompe, d’où notamment le fait que certains paquets de chips emmenés à bord finissent par imploser, répandant ainsi généralement les délicieuses rondelles frites sur les genoux excédés de la personne assise à côté du détenteur du paquet. Bien sûr, il est plus compliqué de pressuriser une cabine d’avion que de gonfler un ballon de football. Dans les avions, un système automatique s’adapte en fonction des conditions extérieures et des différentes phases de vols pour éviter les décalages de pression trop importants. Pour autant, cette régulation artificielle n’est pas sans générer quelques désagréments, les bouchons dans les oreilles arrivant très certainement en tête de liste. De manière un peu plus étonnante, il semblerait que l’évolution de la qualité de l’air en hautes altitudes agisse aussi sur nos comportements sociaux. Parmi les faits notoires, beaucoup de voyageurs ont pu remarquer que l’avion était un lieu particulièrement propice aux confidences. Il arrive ainsi très régulièrement que de profondes amitiés se lient entre de parfaits inconnus assis côte à côte. Dans le même ordre d’idées, on sait aussi de source sûre que bons nombres d’incidents diplomatiques ont pu éclater dans les airs à la suite de paroles malheureuses proférées par un chef d’État devant les micros avides des journalistes. D’autres fois, encore, c’est tout simplement le pilote lui-même qui finit par se livrer la larme à l’œil auprès de son copilote en expliquant pourquoi ses parents l’avaient poussé vers la voie des airs alors que lui, au fond, tout ce qu’il aurait voulu, c’était élever des animaux dans une petite fermette du Larzac.

Pour ma part, j’en ai fait l’expérience fabuleuse en 2004, lors d’un vol Paris-Milan, qui restera à jamais gravé dans ma mémoire. C’était l’année de mes trente ans et j’avais réservé mon billet pour des vacances improvisées en Italie. Dire qu’au départ, j’avais envisagé d’aller au Portugal. Heureusement, Dieu soit loué, le vol pour Lisbonne avait affiché complet au moment où je me suis décidé à partir, sans quoi, rien de tout ça n’aurait jamais eu lieu. Un vrai coup de bol tout de même, car, sur le vol en partance pour l’Italie, il y avait à peine plus de places libres. Trois seulement. Je m’en souviens précisément puisqu’une seule d’entre elles donnait sur le hublot. Et celle-ci que j’ai choisie. Simple préférence personnelle. Dans les transports en commun, j’ai l’habitude de passer une bonne partie du voyage à regarder par la fenêtre. Cette fois-là, c’est ce que j’ai commencé à faire dès que je me suis assis à ma place. J’étais le premier arrivé sur ma rangée et j’essayais déjà d’imaginer en regardant la piste de décollage qui allait bien pouvoir s’asseoir à mes côtés. Pour n’importe quel passager, c’est toujours une source d’angoisse assez importante, le pire étant soit de se retrouver à côté d’un enfant qui tient absolument à jouer avec vous pendant l’entièreté du trajet, soit, à l’autre bout du spectre des âges, à côté d’un vieux ronfleur qui s’endort sur votre épaule et qui sursaute toujours aux moments les plus captivants du film qui passe à la télé. Fort heureusement, j’ai eu la chance de ne tomber sur aucun de ces deux cas extrêmes, même si j’ai senti un certain stress m’envahir au moment où j’ai vu qu’elle posait ses affaires dans le porte-bagage. Toute ma vie durant, je n’avais jamais été à l’aise à côté des belles femmes. Leur beauté m’avait toujours pétrifié au point de ne pas pouvoir les regarder sans rougir comme une énorme pivoine. J’aurais préféré qu’elle s’asseye à la place qui donne sur le couloir, mais non, c’était bien là, à côté de moi qu’elle allait être, pendant au moins une heure et demie. Dieu qu’elle avait l’air belle. Je ne l’avais vu que furtivement puisque j’avais rapidement détourné à nouveau le regard vers la fenêtre pour dissimuler ma gêne, mais ces quelques secondes avaient suffi pour que je sache qu’un ange venait de s’asseoir à mes côtés.

Pendant la première demi-heure du trajet, il n’y a eu absolument aucune interaction entre nous. Elle feuilletait un magazine tranquillement, pendant que je regardais les nuages tout en essayant de recoller dans ma tête les morceaux éparpillés de ce radieux visage que j’avais à peine eu le temps de contempler. Des longs cheveux blonds, des petits yeux bleus en amende, un grain de peau légèrement halée, et puis des petits seins vallonnés, qui invitent à la promenade… Ce fut l’hôtesse de l’air qui me sortit de ma rêverie lorsqu’elle m’appela distinctement pour me demander justement si je voulais des chips. Contraint et forcé, j’ai dû alors me retourner pour lui répondre que non, je ne voulais rien, surtout pas des chips. Et c’est à ce moment-là que nos regards se sont croisés pendant une fraction de seconde.

Quand je me suis à nouveau trouvé face à mon hublot, le ciel m’est apparu bien fade par rapport à ce que je venais de voir. Je me suis dit que cette fille était encore plus resplendissante que ce que j’avais pu imaginer. Je me suis dit aussi que c’était vraiment trop con d’être timide à ce point, de ne jamais être capable d’aborder les filles qui me plaisent. À force de ne jamais oser, j’avais raté tant d’opportunités. Un jour, j’allais finir par passer définitivement à côté de ma vie. L’amertume commençait à teinter toutes mes pensées au moment où j’ai senti toute la finesse de son index venir tapoter sur le creux de mon épaule. À cet instant précis, j’étais sans doute encore un peu perché dans mon rêve aérien et je me suis tourné machinalement vers elle sans être tout à fait sûr que ce qui venait de se passer était bien réel. La créature céleste semblait pourtant bien là, elle était même en train d’esquisser un sourire adorable, accentué sur les joues par de charmantes fossettes. « Excusez-moi de vous déranger, mais voilà, j’ai l’impression qu’on s’est déjà croisé quelque part non ? » m’a-t-elle dit avec une voix douce et posée.

Panique à bord, elle m’a adressé la parole ! Dans ma petite tête endormie, ce fut tout de suite le branle-bas de combat ! Il fallait impérativement mobiliser les quelques neurones encore actifs pour essayer d’articuler quelque chose « Euh, non, je ne crois pas, enfin je ne sais pas, peut-être, c’est possible, pas que je me souvienne en tout cas » j’ai finalement bafouillé après une longue hésitation. J’aurais difficilement pu inventer une réponse pire que celle-ci et pourtant mon charabia a semblé la faire rire légèrement. Habituée qu’elle devait être à décontenancer les hommes, elle a insisté toujours en souriant : « Écoutez, peut-être que je me trompe, mais vous me dites quelque chose… Vous allez souvent à Milan ? ». Puis, quelques instants plus tard, elle a repris : « Monsieur, vous allez bien ? ».

Si j’allais bien ? Honnêtement, non. Je n’allais pas bien du tout. Je ne sais pas combien de temps je suis resté hagard sans lui répondre, sans doute assez pour avoir l’air d’un débile profond, suffisamment en tout cas pour me rendre compte à un moment donné que c’était à mon tour de parler. Je lui ai alors expliqué brièvement la raison de ma présence dans cet avion, lui racontant que j’allais en Italie, un peu par hasard, pour les vacances. Et c’est là, une fois mon explication terminée, que le véritable miracle de cette histoire s’est produit, un de ces événements magiques qui ne peuvent venir que du ciel. À cause de la Providence ou de l’altitude, je ne sais pas, toujours est-il qu’à ce moment-là, j’ai finalement trouvé les forces au fond de moi-même pour articuler le fameux : « Et vous ? ». Dès lors, la conversation était engagée, le contact établi, et les grandes confidences aériennes pouvaient enfin commencer. Manifestement, elle en avait des choses à dire Pauline (oui parce qu’en fait, elle s’appelait Pauline). Alors je l’ai écouté, presque sans interruption, pendant un bon quart d’heure. Elle m’a raconté sa vie, en long, en large et en travers. Sa préoccupation principale pour l’heure concernait la présentation de sa collection (oui, car Pauline était couturière). Elle avait créé de magnifiques robes, très originales qu’elle devait montrer à des sommités du milieu lors d’un défilé annuel organisé à Milan, ce qui la rendait, à juste titre, particulièrement anxieuse. En même temps qu’elle parlait, j’observais ses petits battements de cils qui papillonnaient à quelques centimètres de moi. J’étais complètement envoûté par ces gestes et ses manières. Toutes ces féminitudes ravageuses m’empêchaient de me concentrer véritablement sur ses propres. Tant bien que mal, j’essayais de ponctuer le dialogue avec quelques interjections primitives pour faire semblant de suivre la conversation. Pauline a tout de même dû se rendre compte que je ne l’écoutais pas puisqu’elle a fini par marquer une pause dans son flot de paroles. À croire que j’allais encore tout gâcher. J’avais eu une chance inouïe de rencontrer cette fille et j’étais à nouveau en train de tout saboter à cause de mes maladresses. Il y eut ce long silence et progressivement, je sentais un peu le malaise qui s’installait. Elle était confuse et fouillait dans son sac à main comme pour signifier poliement que notre échange était arrivé à son terme. Le voyage allait reprendre son cours comme si de rien n’était. Puis, elle a finalement sorti de son sac, un petit rouleau de réglisse. « Vous en voulez ? » m’a-t-elle dit un peu honteuse tout en pinçant délicatement ses lèvres. Son expression exquise m’a fait complètement craquer et j’ai répondu avec une voix ridiculement haute et enfantine : « Oui, carrément ! ». « Moi aussi, j’adore ça. J’en ai toujours dans mon sac depuis l’école primaire » répondit-elle. Suite à quoi, son visage, s’est brusquement figé. Elle est restée pendant plusieurs secondes la bouche à demi ouverte, marquée qu’elle était par un étonnement soudain. Elle s’est ensuite tournée à nouveau vers moi et m’a dit : « Mais je sais d’où je te connais. J’en étais sûr que ta tête me disait quelque chose. Ça alors ! Tu ne te rappelles pas ? ». « Rappeler quoi ? » j’ai répondu de la manière la plus hébétée qui soit. « Monsieur Duclos, en CM1 ! On était dans la même classe. J’étais arrivée en cours d’année... » reprit-elle avec un enthousiasme grandissant. Pauline a ensuite évoqué plusieurs souvenirs d’enfance partagés, des moments innocents qui s’étaient évaporés et qui retrouvaient peu à peu leur consistance. « Mais oui rappelle-toi ! On collectionnait les mêmes billes, blanches avec des petites tâches multicolores » poursuivait-elle tandis que les images froissées continuaient de se déplier les unes après les autres dans un recoin de ma mémoire poussiéreuse. À mesure que Pauline racontait notre enfance, je me suis senti submergé par des émotions de plus en plus vives, jusqu’à finir par avoir un flash soudain, une vision de notre photo de classe avec Monsieur Duclos. Pauline se tenait debout, en haut à gauche. Elle avait déjà son petit regard malicieux et elle portait comme à son habitude son bandana violet dans les cheveux. Je me suis alors rappelé que, petit garçon, j’avais été éperdument amoureux de Pauline. Effectivement, elle était arrivée en cours d’année scolaire et pour la première fois de ma vie, j’avais eu un coup de foudre. Déjà à l’époque, elle était ravissante et tous les petits garçons l’adoraient. Comme les autres, j’avais alors tout essayé pour attirer son attention, collectionnant les mêmes billes qu’elle ou bien en me coiffant, bien que mes parents me l’interdisent, avec les cheveux tout ébouriffés à l’instar de ces personnages de dessin animé japonais qui avaient fait vibrer tous les enfants des années quatre-vingt. La sidération avait atteint son comble alors que nous survolions les Alpes. Comment avais-je pu oublier Pauline alors que j’avais été si amoureux d’elle ? Après la primaire, hélas, je ne l’avais plus jamais revu. Elle avait déménagé avec ses parents dans l’ouest de la France. Pendant longtemps, pourtant, j’avais continué à penser à elle. Au collège, puis au lycée, régulièrement, j’avais croisé cet amour spectral dans des dédales oniriques. Les années passèrent si bien que la jolie fantômette qui venait hanter mes nuits difficiles apparaissait de moins en moins souvent. Le temps avait fait ses ravages. Les fragments du passé s’étaient décousus à cause des aléas de la vie, jusqu’au jour où l’harmonie de son visage m’avait finalement été volée définitivement par l’oubli. Il aura fallu cette coïncidence incroyable à bord du vol Paris-Milan, presque jour pour jour vingt ans plus tard, pour que tout d’un coup, la petite flamme, qui ne s’était jamais tout à fait éteinte, se ravive. Envahi par la nostalgie d’un amour parfaitement pur que seuls les enfants peuvent véritablement expérimenter, je suis resté extatique sur mon siège avec les yeux grands ouverts, sans dire un mot. Après un temps, j’ai réalisé à nouveau que Pauline était toujours là, maintenant, à côté de moi, elle que j’avais tant aime et qui aujourd’hui était devenue une femme absolument sublime. Grâce à cette rencontre inopinée, j’avais pu retrouver un bout de mon âme d’enfant et il fallait que je la remercie, au moins pour ça. En reprenant conscience, je me suis mis à nouveau à la regarder et c’est là que je me suis aperçu qu’à son tour elle était troublée. Tout à coup, son bronzage avait comme disparu, elle était devenue toute pâlotte. Elle a fermé ses yeux. Ses cils gracieux se sont soudain arrêtés de bouger. Après un bref instant, elle a finalement retrouvé la parole et avec une certaine volupté elle m’a dit « Je me rappelle d’un soir de juin… Ou peut-être mai ? Je ne sais plus exactement. C’est vague… En tout cas, les couleurs des fleurs étaient éclatantes. Nous jouions tous ensemble aux gendarmes et aux voleurs sur le parking de l’école. Tu te rappelles ? Tu m’avais capturé et tu me tenais par la main pour ne pas que je m’échappe. Tu t’en souviens ? ».

C’était un soir de printemps, au mois de juin ou bien mai, nous étions sur le parking de l’école du village et je tenais Pauline par la main. Pour la première fois de ma vie, j’étais amoureux d’une fille et je mourrais d’envie de lui faire un petit bisou sur la bouche. Seulement, sur le moment, j’ai eu peur de sa réaction et je n’ai pas osé lui montrer à quel point j’étais amoureux d’elle. Pour la première fois, je manquais de courage et j’allais reproduire par la suite ce schéma un nombre de fois incalculable. Un petit bisou, ce n’est rien, et pourtant, je n’avais pas pu. Si j’avais eu la force, au moins, j’en aurais eu le cœur net. Ce n’était peut-être pas réciproque ? Ou bien, si ça l’était ? Qu’un seul moyen pour le savoir...

Assis sur mon siège du vol Paris-Milan, me revoilà plongé vingt ans en arrière, à nouveau médusé, le visage tourné vers le hublot, complètement immobile, ne sentant plus qu’une petite goutte de sueur glacée qui coulait le long de mon dos. Pauline s’est emparée délicatement de ma main gauche qui était restée posée sur l’accoudoir, puis elle a entrelacé ses doigts autour des miens. Ce qu’il y a d’étonnant avec l’altitude, c’est que parfois, elle vous accorde une seconde chance. Qu’est-ce que j’allais bien pouvoir faire cette fois-ci ? Sur ses lèvres douces, un baiser déposé ? Ma parole, on n’est toujours pas sérieux quand on a à peine trente ans.

mardi 13 juillet 2004