cloud banner

Comment conjurer le mauvais œil ?

undefinedimage

Me revoilà comme samedi dernier cloué dans mon fauteuil. J’aimerais sortir un peu dehors, aller me promener dans le froid pour me changer les idées, mais je ne le ferais pas. Je sens déjà l’angoisse qui monte progressivement. On est samedi et comme tous les samedis depuis quelques mois maintenant, je reste assis toute la journée sur mon fauteuil. Je me lève uniquement de temps à autre pour remettre une bûche dans le poêle à bois et je me rassois dans le calme du salon. Une nouvelle bûche, un quart d’heure qui passe et mon anxiété qui me consume à petit feu. En général, c’est d’abord la boule au ventre, ensuite la gorge qui se noue à la tombée de la nuit, et finalement des vertiges jusqu’au drame du coucher. Tout ça juste parce qu’on est samedi et parce que, comme tous les samedis, je sais pertinemment que je vais être obligé de le revoir, lui et son ignoble tête. Impavide, il sera là, prêt à se jeter sur moi. Quand exactement, je ne sais pas, mais ce qui est sûr c’est qu’à un moment ou à un autre, il apparaîtra, forcément, quelque part, au fond, dans un coin de la grotte, là où je ne m’y attends pas, et il me fixera avec son œil torve et gluant, derrière un rocher, prêt à bondir à tout instant pour me découper en morceaux avant de me dévorer.

Bon sang, quelle angoisse ! Il faudrait à tout prix que je m’extirpe de là avant de me retrouver nez à nez avec lui. En me creusant un peu les méninges, je vais bien finir par trouver une issue. Il y a bien un moyen... Et s’il suffisait tout simplement de contourner l’île ? En ramant avec suffisamment d’ardeur peut-être que j’arriverais à faire dériver mon radeau pour rejoindre la côte ? Non, ça ne ferait que m’épuiser. De toute façon, les vents sont beaucoup trop forts et m’y emmèneront inéluctablement. Et une fois sur l’île alors, pourquoi rentrer systématiquement dans la caverne ? Pourquoi ne pas simplement attendre sur la plage ? Ça paraît pourtant simple dit comme ça, mais ce n’est pas la peine d’y penser. Je n’arriverai pas à prendre le contrôle au moment du débarquement sur l’île. Malgré le mauvais pressentiment que m’inspire le paysage à chaque fois que je pose le pied sur le sable, à ce stade, il est encore trop tôt pour comprendre le danger qui me guette. Tant que je n’ai pas pénétré dans l’antre de la bête, la possibilité d’une mort imminente n’existe pas encore dans mon subconscient. Sur le seuil de la caverne, je sais d’avance que la curiosité me poussera à rentrer. Au fond, il n’y a pas d’échappatoire. À maintes reprises, j’avais déjà pu réfléchir à tous les es subterfuges possibles et imaginables. Le fait est qu’aucun d’entre eux ne peut fonctionner. Irréversiblement, les événements vont s’enchaîner jusqu’à ce que je finisse par croiser ce regard imperturbable, jaune et visqueux. La logique du rêve n’emmènera toujours là où elle le veut, et quoique je fasse, au bout du compte, il y aura toujours cette rencontre fatidique. Dans mon for intérieur, je le sais et je l’avais su dès la première occurrence de ce cauchemar récurrent, la seule façon pour moi d’en sortir serait de face, d’affronter la bête.

Pas de tisane ce soir donc avant d’aller au lit, juste un petit sachet de lavande sous l’oreiller pour me donner un peu de vaillance. Je suis prêt, de toute façon, je n’ai pas le choix. Il est grand temps, finissons-en. Je serre les dents, je ferme les yeux et quelques minutes à peine s’écoulent avant que je ne me retrouve à nouveau sur mon radeau à voguer en eaux troubles. Je viens seulement d’arriver dans mon rêve et pourtant, j’ai déjà l’impression de ne plus avoir assez de force pour continuer à ramer. En face de moi, j’aperçois encore légèrement les falaises tourmentées par les cieux. À travers les nuées, un cortège de corneilles tournoie autour des pics des calcaires en poussant des croassements sinistres. Ces oiseaux de mauvais augure sont venus jusqu’ici pour annoncer la tempête qui finira par se déchaîner sur l’océan impétueux. Derrière moi, la couleur des nuages commence à se confondre avec celle de l’eau. Bientôt, la ligne d’horizon disparaîtra totalement pour laisser place à une infinité de grisaille. Pour ne pas être rattrapé et englouti par cet abîme épouvantable, il faut que je garde le cap, que je continue de ramer le plus vite possible vers l’avant. Les yeux rivés sur les cimes vertigineuses de ces montagnes de craie, je pousse alors tant que faire se peut sur cette maudite branche d’olivier qui me sert de rame en espérant pouvoir rejoindre la rive avant qu’elle ne craque et se rompe. Mais il est sans doute trop tard. J’entends déjà les premiers fracas de la houle qui s’abat sur les rochers. Le vent s’est levé, et plus je rame plus il se fait violent. Ça y est, je le sens, mon radeau est en train de partir à la dérive. Ballotté par les flots, je m’éloigne rapidement du rivage qui finit par disparaître totalement de mon champ de vision.

Tout à coup sans repères, me voilà perdu dans un recoin du grand large, à valdinguer sur mon radeau, n’ayant d’autres choix que de me laisser porter là où les vagues veulent m’emmener. À quelques mètres devant moi, se trouve un large récif qui m’impose de ramer toujours plus fort à contresens pour éviter la collision. En contournant les premiers écueils, un sentiment de soulagement me traverse de la tête au pied. La présence de ces rochers à fleur d’eau signifie sûrement que la terre ferme ne doit pas être loin. Et effectivement, en forçant sur ma vue, j’aperçois au-delà de la brume ce qui semble être une plage de sable fin. Une force magnétique et inquiétante attire mon radeau vers l’écume et je vais bientôt finir par échouer là où je devais arriver, sur le bord de ce qui pourrait bien être une petite île à la végétation foisonnante. En approchant toujours un peu plus du rivage, mon radeau, qui avait pourtant survécu à la tempête, se fragilise de plus en plus. Les unes après les autres, chaque planche de bois se détache de la structure qui ne tiendra pas longtemps. Heureusement, l’île est maintenant toute proche. Animé par un profond sentiment de délivrance, je décide alors de quitter précipitamment l’épave. Je me mets à courir jusqu’à la plage, les yeux fermés et les bras tendus vers le ciel comme pour remercier la bonne fortune de m’avoir sauvé. Malgré toutes ses péripéties, j’ai réussi à voguer, sain et sauf, au gré des vents, jusqu’à rejoindre cet endroit béni des dieux qui sert de refuge à tous les naufragés. Hélas, la sensation de délivrance est de bien courte durée. Je sens l’eau clapotante qui découvre mes pieds nus et lorsque j’ouvre à nouveau les yeux, je m’aperçois que tout autour de moi, le sable soyeux s’est métamorphosé en galets pointus. Pire encore, je réalise soudain que l’île, qui de loin paraissait si florissante, est en réalité un immonde désert de cailloux. Tout ce que j’ai cru percevoir depuis mon embarcation n’était qu’un simple mirage sans doute provoqué par l’épuisement.

À nouveau, je sens le désespoir qui s’empare de moi. Comment survivre ici ? Il n’y a pas de quoi manger, absolument rien ne peut pousser sur ces tas de roches compactes, pas même les mauvaises herbes. Le désarroi me pousse à continuer à courir vers nulle part, droit devant, et dans mon errance effrénée, je finis par trébucher sur un coquillage en forme de couteau tranchant qui m’ouvre la pointe du talon. Alors que j’essuie le sang avec ma main, je sens d’abord quelques gouttes de pluie qui glissent entre mes doigts, puis rapidement, ce sont des trombes d’eau glacée qui s’abattent sur mon visage. Décidément, le sort s’acharne. Il me faut trouver un abri alors je crapahute sur la butte et me faufile entre les pierres pour essayer de me frayer un chemin sur cette île qui m’apparaît de plus en plus inhospitalière. Les battements de la pluie torrentielle accélèrent leur cadence et me lacèrent maintenant le visage, ce qui m’oblige à courir encore plus vite pour essayer d’atteindre cet énorme rocher qui trône au centre de l’île. Et c’est en faisant le tour de ce gros bloc de pierre que naît en moi un sentiment des plus désagréables. Soudain, j’ai l’étrange sensation d’être traqué. Je sens comme une présence ombragée qui rôde et qui m’épie à distance.

En dépit de cette atmosphère pesante, j’arrive finalement de l’autre côté du monolithe et c’est là que j’entrevois, entre les larmes acérées qui tombent du ciel, un large trou noir et profond qui s’ouvre tout en bas de la paroi rocheuse. Les pluies diluviennes qui se déversent au sommet de l’île ont dû creuser naturellement cette petite cavité. Arrivé au bord de la caverne, je regarde aux alentours pour essayer de me convaincre que je suis bel et bien seul. De toute façon, aucun animal ne pourrait survivre sur cette minuscule île déserte. Je n’ai pas de crainte à avoir, et puis d’ici je surplombe le paysage. Je n’ai qu’à m’abriter un moment au bord de la caverne et attendre patiemment que le déluge cesse. Sans m’aventurer très loin, je m’adosse donc contre le mur pour essayer de retrouver mon souffle et mes esprits. Je frotte mes yeux pour enlever les gouttes qui coulent sur mes cils, mais je ne parviens pas à enlever ce rond lumineux qui s’entend dans le coin inférieur de mon œil droit. Je comprends alors qu’il ne s’agit pas d’une goutte, mais bel et bien d’une lumière véritable qui brille fébrilement au fin fond de la grotte. Poussé par la curiosité et ayant perdu progressivement la raison avec toutes ses catastrophes successives, je décide d’avancer un peu plus vers la source de lumière. Après quelques pas vers l’intérieur, les couleurs s’étiolent et je me retrouve assez vite plongé dans une obscurité presque totale. Quelques formes lissent se dessinent devant moi et je crois distinguer çà et là des stalactites qui pendent dangereusement au bout du plafond. J’avance à tâtons en bousculant quelques cailloux de la pointe du pied. Plusieurs secondes s’écoulent avant que je n’entende le bruit sourd et les échos successifs des petites pierres qui touchent le sol. Je prends alors conscience du précipice qui se trouve sur ma gauche et dans lequel je risque de tomber au moindre faux pas. De plus en plus craintif, je reste malgré tout concentré sur la source de lumière et j’avance précautionneusement le long de la paroi. Sur les murs du fond, je commence à voir des ombres bouger, ce sont des flammes qui dansent, la lueur au bout du chemin est un feu que je discerne de mieux en mieux. Je presse alors le pas pour essayer de rejoindre au plus vite ce feu auprès duquel je vais pouvoir sécher et me réchauffer. Après quelques pas supplémentaires, toujours plus hasardeux, j’arrive finalement indemne au bout du chemin. Le feu se tient là devant moi. Il est vif et illumine une vaste pièce couverte de rochers plus ou moins massifs. Sans perdre une seconde de plus, j’approche mes mains au-dessus des flammes, sentant instantanément la chaleur sur mes paumes. Mais à l’instant même où je commence à me réchauffer, un doute épouvantable m’étreint. Qui a allumé ce feu ? La question ne m’avait pas effleuré l’esprit jusqu’ici, mais maintenant, j’en suis sûr, quelqu’un habite sur l’île et a élu domicile dans le cœur de cette caverne. Et cette présence que j’avais senti tout à l’heure ? Et si on m’avait vraiment suivi ? Toutes ces questions et bien d’autres encore plus angoissantes assaillent mon esprit au moment où j’entends un nouveau ricochet lointain provoqué par la chute d’un caillou dans le vide. Cette fois-ci, il n’y a pas du doute possible. Je ne suis pas seul. Quelqu’un ou quelque chose habite ici et me traque depuis mon arrivée sur cette île malfaisante. Il est là, il rôde dans les parages, je sens son aura fantasmatique qui m’épie. « Qui est là ? » j’essaie de crier, mais je suis tellement tétanisé par la peur que mes lèvres crispées m’empêchent de dire l’imprononçable phrase. D’instinct, je me retourne vers la gauche. En même temps que mon buste pivote, je relève la tête et me fige net. Complètement médusé, à cet instant précis je ne suis plus en mesure d’effectuer le moindre mouvement car il est là, pile en face de moi, derrière un immense rocher. Son corps massif dépasse un peu de chaque côté. Sa tête aussi dépasse légèrement du rocher et l’immonde animal semble n’avoir qu’un œil enfoncé en plein milieu du visage. J’aimerais pouvoir bouger, mais je suis incapable d’effectuer le moindre mouvement. Son unique œil répugnant est si gros que je peux voir mon reflet presque tout entier dans le jaune reptilien de son iris. Quelle horreur et en même temps, j’ai l’impression d’un déjà vu, comme si ce monstre ne m’était pas tellement étranger. Quoi qu’il en soit, une chose est sûre en tout cas, si je ne déguerpi pas dans les instants qui viennent, il va m’attraper pour me faire rôtir dans son brasier. Seulement voilà, avec mes pieds nus et l’obscurité de la grotte, je ne suis pas sûr de pouvoir distancer bien longtemps cette infâme bestiole dont les pattes rugueuses doivent certainement se mouvoir avec agilité au sein de cette maudite caverne. Heureusement, sortie de nulle part, une idée miraculeuse vient se loger dans un coin de ma tête. Et si j’attrapais une bûche enflammée pour me défendre ? Je n’ai pas le choix, de toute façon, je suis coincée sur cet îlot de malheur. C’est lui ou moi. En puisant dans mes dernières ressources, j’arrive à détacher une des torches du pied du feu et je fonce vers le cyclope. Mais à ma grande surprise, au lieu de se jeter sur moi, c’est lui qui prend lâchement la fuite. Je le vois qui court péniblement derrière un autre rocher avec l’allure d’un vieillard boiteux. Je me lance à sa poursuite et j’arrive, les jambes tremblantes, devant l’affreux troglodyte prêt à lui cuire l’œil. Il est maintenant recroquevillé, presque en position fœtale à même le sol. Au moment où je brandis ma torche au-dessus de son crâne pointu, il se couvre avec ses énormes paluches pour se protéger tout en gémissant comme un enfant. Désarçonné par le grotesque de la situation, je baisse lentement mon arme et je lui demande en bredouillant : « Tu, tu pleures ? ». « Oui » me répond-il en sanglot. Puis, il poursuit avec un soupçon de rage pathétique dans la voix : « Vas-y, tue-moi, espèce de monstre... ». Décontenancé, je ne peux m’empêcher d’étouffer un léger rire, ce qui ne fait qu’aggraver la crise de nerf de ce Polyphème meurtri. « Mince alors, qui l’eût cru ! » me dis-je tandis que lui termine sa phrase « tu es affreux avec tes deux petits yeux ! ». La torche m’en tombe des mains et atterrie sur le sol en me broyant le pied.

Un seul soubresaut et je me réveille en hurlant de douleur. Par terre, des bûches de bois tombées d’un panier sont éparpillées sur le sol. Où suis-je ? Pour l’instant, je n’en ai aucune idée, ma droite est à gauche et le temps n’a pas encore récupéré toute son épaisseur. Je sens le dossier du fauteuil humecté par la sueur. Doucement, la mécanique cérébrale enrayée par le poids du rêve s’enclenche. Incommodé, je me lève du fauteuil en m’appuyant sur mes mains moites. Toutes mes pensées se mélangent dans un imbroglio inextricable pendant que je claudique dans l’étroitesse de la cuisine. Autour de moi, je vois tous ces meubles froids et métalliques qui ornent la pièce et pourtant, je sens bien que je suis encore bloqué dans l’irrationnel… Jusqu’à ce que je finisse par faire mon premier pas dans le réel. Ça y est, j’y suis à nouveau. Si je n’avais pas franchi la limite de la cuisine peut-être, aurais-je pu rester dans cet autre monde insulaire peuplé de cyclope et de cailloux. Trop tard, mon pied s’est suffisamment dégourdi et maintenant je suis à nouveau dedans, dans cet immense micmac qu’on appelle la vie. Mis à part les quelques bûches étalées sur le sol, tout semble comme avant mon endormissement, même si mon intuition semble vouloir me dire que quelque chose à changer. Pas grand-chose, un détail insignifiant, un petit rien, mais qui fait pourtant toute la différence.

dimanche 12 décembre 1993