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Comment mener un interrogatoire ?

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On reprend. Donc, vous avez commencé par ressentir à plusieurs reprises que vous étiez suivi. C’est bien ça ?

  • Oui, c’est bien ça.
  • Quand est-ce que vous avez eu cette sensation pour la première fois ?
  • Difficile à dire Commissaire. Comme je vous le disais, au début, je ne me suis pas inquiété plus que ça.
  • Approximativement…
  • Il y a bien au moins cinq ans, ça, c’est sûr.
  • Et à partir de quel moment, avez-vous pris véritablement conscience que vous étiez « harcelé », comme vous en fait état dans votre dépôt de plainte.
  • Je ne sais plus exactement, mais je me rappelle que c’était l’hiver, en février très certainement. Comme souvent, j’étais à la Colombe, un petit troquet du dix-huitième où on se retrouve avec les collègues du bureau pour finir la semaine. Au moment de rentrer, en me dirigeant vers ma voiture qui était garée à proximité, je me rappelle avoir ressenti à nouveau cette présence derrière moi, et c’est là que j’ai compris définitivement que quelque chose clochait.
  • Les vapeurs de l’alcool peut-être ?
  • Impossible, je ne bois pas une goutte.
  • Qu’est-ce que vous prenez au bistrot alors ?
  • Diabolo menthe.
  • Un diabolo menthe ?
  • Toujours. Vous n’avez qu’à demander au patron. Je suis un habitué. Il vous le dira.
  • Pas la peine, je vous crois sur parole. Donc, vous vous rendez compte que vous êtes potentiellement suivi de manière récurrente. Et pourtant vous ne voyez personne qui vous suit concrètement, c’est exact ?
  • C’est ça. Soudainement, je sens qu’on me suit à la trace, je commence à regarder un peu partout autour de moi. L’angoisse monte alors je finis par m’arrêter. Et quand je me retourne, pas un chat à l’horizon.
  • À aucun moment, vous n’avez vu quoi que ce soit ?
  • Si, une fois seulement, j’ai vue quelque chose.
  • Quand ça exactement ?
  • Je ne sais plus, il y a longtemps. Tout ce que je me souviens, c’est que c’était en début de soirée. L’éclairage public venait de s’allumer. Comme toujours dans ces moments-là, j’étais seul dans la rue. La sensation désagréable a refait surface alors j’ai commencé à presser le pas. Quand j’ai tourné furtivement la tête vers un petit muret en brique à demi éclairé par les lampadaires, là, je vous jure Commissaire, qu’à cet instant précis, j’ai vu une ombre, distinctement.
  • Une ombre de quoi ?
  • Une silhouette.
  • Décrivez…
  • Une personne légèrement recroquevillée sur elle-même, qui trimballait une canne, mais qui marchait à vive allure.
  • Quel genre de canne ?
  • ?
  • Bien… Je crois que c’était une canne anglaise…
  • Quelle importance ?
  • Aucune. D’autres éléments distinctifs sur la silhouette ?
  • Je crois que la personne portait un genre de béret sur la tête.
  • Une vieillarde ?
  • Probablement.
  • Comment vous avez réagi alors ?
  • Naturellement, ça m’a détendu un peu. Si c’était bien une vieillarde, il n’y avait rien à craindre, n’est-ce pas ? Donc j’ai tourné la tête de l’autre côté, en face de la projection, pour constater encore une fois qu’il n’y avait personne. Pourtant, je vous assure Commissaire, cette ombre sur le muret, je l’ai vue, de mes yeux vue. Je pourrais même vous la redessiner à l’identique si vous voulez.
  • Quid des bruits ? En toute logique, quand on est suivi, on entend forcément des bruits, des pas derrière soi, quelqu’un qui marche...
  • Et bien justement Commissaire, figurez-vous qu’à chaque fois que j’ai eu cette impression d’être suivi, systématiquement, j’ai toujours entendu la même suite de bruits et toujours dans le même ordre...
  • Je vous écoute.
  • Des talons qui claquent de manière très rapprochée sur le bitume, comme si une dame vacillait et s’apprêtait à tomber, vous voyez ? Suivi par un genre de craquement, un silence bref, et puis un étouffement.
  • Un étouffement ?
  • Oui Commissaire. Un souffle coupé. Puis l’esquisse d’un cri brutalement empêché.
  • Curieux, effectivement. Et ce fameux soir où vous avez vu la silhouette, vous l’avez entendu aussi cet étouffement. Je présume ?
  • Tout à fait monsieur le Commissaire. En constatant qu’il n’y avait rien en face du muret, j’ai repris ma route, j’ai avancé sur quelques mètres et là encore une fois, clic clac clic clac, crac, ouf.
  • Et après ?
  • Après plus rien. Je suis rentré chez moi nerveusement. Et puis forcément, j’y ai pensé sans arrêt toute la nuit durant. En me retournant de tous les côtés dans mon lit, j’ai essayé de récapituler, d’analyser froidement la situation, de comprendre ce qui s’était passé. Évidemment, comme vous commissaire, je n’ai trouvé aucune réponse. Alors, comme à peu près toutes les personnes à qui j’ai pu raconter cette histoire, j’ai commencé à croire que j’étais devenu barjo. Seulement voilà, quelques semaines plus tard, j’ai commencé à recevoir les premiers appels téléphoniques.
  • Justement. Venons-en aux appels. Dans votre déposition, vous évoquez en recevoir plusieurs par semaine depuis un moment, mais vous restez très vague à ce sujet. Qu’entendez-vous exactement au bout de fil ?
  • Toujours ce souffle haletant, quelqu’un qui perd haleine. Et puis ça raccroche.
  • L’échange ne dure pas longtemps alors ?
  • Une poignée de secondes tout au plus.
  • Et vous recevez ces appels étranges sur le téléphone de votre domicile, je suppose ?
  • La plupart du temps oui, mais j’en ai également reçu depuis une cabine téléphonique.
  • Racontez.
  • Un samedi matin, de bonne heure, en allant à l’épicerie du coin. Je marchais tranquillement dans le quartier qui s’éveillait à peine. Tout à coup, le téléphone tinte dans la cabine qui se trouve juste à l’angle du croisement entre la rue Caulaincourt et l’avenue du Maine. Personne à l’intérieur, alors je rentre dans la cabine, je décroche le combiné, et là pareil : des suffocations intenses, comme si la personne à l’autre bout du fil voulait crier quelque chose sans pouvoir articuler quoi que ce soit.
  • Et c’est tout ?
  • C’est tout...
  • Nous sommes bien d’accord, ces appels téléphoniques sont bien survenus avant les premières cartes postales ?
  • C’est ça. D’abord traqué dans la rue, ensuite les appels téléphoniques et puis finalement les cartes postales que j’ai remises à votre collègue avant-hier.
  • En tout et pour tout 18 cartes. C’est bien cela ?
  • C’est bien ça.
  • Toutes en provenance de Londres, avec au dos, toujours la même inscription : trois lettres en majuscules H E et L, suivie par une sorte de rature et finalement ce qui semble être un point d’exclamation.
  • « Help ! », sans doute ?
  • C’est ce qui vient en premier à l’esprit effectivement.
  • Bien. Vous comprendrez mon cher Monsieur, qu’avec aussi peu d’éléments, il m’est difficile d’élucider votre affaire. En l’absence d’une réelle menace qui pèse sur votre personne, malheureusement, je me vois dans l’obligation de classer votre dossier sans suite.
  • Vous me prenez pour un fou, vous aussi, n’est-ce pas ?
  • Ah, je vous en prie, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit... Si ça peut vous rassurer. Quand on est flic, vous savez, on en voit défiler pas mal des fous, et s’il y a bien une chose dont je suis sûr, c’est que vous n’en faites pas partie. En revanche, vous avez l’air bien fatigué, en surmenage comme on dit dans ces cas-là, alors si je peux me permettre de vous donner un conseil : reposez-vous un peu. Faites une coupure, partez en vacances loin de Paris, ça vous fera changer d’air. Toutes ces cartes postales là, ça ne vous donne pas envie de voyager ? Tenez, partez donc en Angleterre, ça vous fera voir du pays !
  • Certainement pas !
  • Et pourquoi pas ?
  • Oh, vous savez, j’y suis déjà allé, il y a de cela très longtemps, dans ma jeunesse et j’en garde un très mauvais souvenir… Mais l’idée du voyage n’est pas mauvaise au fond. J’y penserai. Merci pour le conseil commissaire. Je ne vous embête pas plus longtemps… Je…
  • Attendez, rasseyez-vous. Il nous reste encore quelques formalités administratives à remplir.
  • Je m’excuse Commissaire, mais je suis assez pressé. J’ai un rendez-vous important cet après-midi et je ne voudrais pas…
  • Ne vous en faites pas, il y en a pour une minute.
  • Désolé, mais avec ce rendez-vous. Il faut vraiment que …
  • Asseyez-vous !
  • ...
  • Qu’est-ce que vous arrive mon bon ami ? Je vous sens nerveux tout à coup.
  • Rien. Simplement, je suis pressé. Finissons-en au plus, s’il vous plaît.
  • Alors ce voyage à Londres, racontez-moi...
  • Pardon ?
  • Votre voyage en Angleterre dans votre jeunesse...
  • Mais enfin quel rapport avec ma plainte ?
  • Ça, c’est à vous de me le dire.
  • Mais absolument aucun enfin.
  • Pourquoi vous tremblez ?
  • Je ne tremble pas... Écoutez… Je ne sais même pas pourquoi on parle de ça. Je suis allé à Londres, il y a de ça vingt-cinq ans. Un voyage sans intérêt voilà tout… Où est-ce que je dois signer la déposition ?
  • Sans intérêt ?
  • Rien, je vous dis, de la pluie et du brouillard.
  • Personnellement, j’ai toujours voulu aller là-bas, mais ma femme est fibromyalgique, alors elle préfère le soleil, vous comprenez ? Quels monuments vous avez visités ? Big Ben ? Le palais de la Reine ?
  • C’était il y a longtemps. Je ne m’en rappelle plus. C’est assez vague.
  • Et la nourriture alors, c’est si terrible que ça ?
  • Immonde
  • Vous êtes allé au pub ?
  • ...
  • Ah, visiblement, j’ai touché le point sensible ! -…
  • Alors qu’est-ce qu’il s’est passé à Londres, il y a vingt-cinq ans ? -…
  • Crachez le morceau Vimbert ! -…
  • Allez !
  • Là, là, ça va ! C’est bon d’accord. Voilà. J’étais en vacances… Et… bon... Un soir, en sortant du pub… Bon bah, voilà, j’ai vu une petite vielle, frêle et friquée, voyez. Elle s’est fait embarquer par deux lascars. Ils l’ont chopée au coin de la rue. Elle s’est débattue comme elle a pu la pauvre. Mais l’un des gars a mis sa main sur sa bouche pour l’empêcher de hurler pendant que l’autre l’a tiré par le bras dans la ruelle sombre qui faisait l’angle. Ils étaient deux, alors bon, j’ai eu la trouille vous comprenez. J’avais vingt ans. À l’époque, j’étais jeune, je n’ai pas su quoi faire. À ma place, tout le monde aurait fait pareil, pas vrai ?
  • Eh bien, vous voyez, c’était pas si compliqué ! C’est marrant, ces histoires-là, c’est toujours les mêmes. Dès que vous m’avez dit que vous étiez suivi depuis plus de cinq ans, j’ai tout de suite su que c’était ça. Il n’y a que les remords pour poursuivre les hommes pendant autant de temps.

dimanche 20 décembre 1998