Comment la roue tourne ?

Dans des domaines aussi rationnels que les sciences dures, les contradictions ne sont pas censées exister. Impossible donc d’imaginer que la nature intime de la matière puisse être tantôt ondulatoire, tantôt corpusculaire. Pour clore définitivement ce débat houleux qui a animé les esprits les plus brillants du XXème siècle, il a fallu à un moment donné que la communauté scientifique finisse par trancher. La réponse fut sans appel : les électrons et les photons sont des ondes, sauf lorsqu’un observateur s’applique à réaliser une quelconque mesure. Dans ce cas, alors effectivement nous avons bien à faire à des particules. Fort de ce constat, il convient de souligner avec insistance qu’en tant qu’observateur, également constitué d’atomes, nous sommes tout autant quantiques que l’électron observé. Or, et c’est sans doute là l’une des principales clés de compréhension : tout système quantique possède une et une seule fonction d’onde. Les particules sont, dit-on, intriquées, et c’est alors une relation d’interdépendance qui s’instaure entre elles, de sorte que, lorsque la fonction d’onde s’effondre, chaque état compossible du système s’actualise dans un monde propre. Conséquence vertigineuse qui en a rendu fou plus d’un : il existe un nombre incalculable, probablement infini, d’univers qui se créent en permanence. Dans la mesure où ceux-ci sont parfaitement disjoints, la conscience de l’observateur n’expérimente, phénoménologiquement, qu’une seule et unique existence, pourtant l’ensemble des univers issus des bifurcations successives continue bel et bien d’exister en parallèle. Bien entendu, tant d’un point de vue théorique que pratique, on comprend aisément qu’il est inconcevable de passer en revue tous les scenarii envisageables qui permettraient d’appréhender ne serait-ce que l’infinité d’existences d’une personne en particulier. A fortiori, il serait même absurde de vouloir s’épancher sur chacun de ces embranchements, tant les décalages peuvent être infimes d’une version à l’autre. En revanche, dès lors qu’on s’attache à analyser un ou plusieurs pans du spectre des éventualités avec suffisamment de recul, des nuances notables finissent forcément par réapparaître, quelques grandes trajectoires se dessinent même assez nettement, et l’idée du destin, si chère à notre belle littérature séculaire, retrouve alors tout le poids qu’on a toujours voulu lui conférer. Considérons par exemple le cas de Balthazar, individu lambda auquel on s’identifiera sans trop de peine. Parmi toutes les variations possibles et imaginables, voici quelques versions de l’existence de ce personnage qui démontrent assez explicitement que la multiplicité n’empêche pas la fatalité.
Version 192938888299939……..299998222222333399999…..99938820039929922…..99991133 : Nous sommes le 15 avril 1923 quand Balthazar naît à Goderville, un petit village paumé dans un coin perdu de la Seine-Maritime. Dernier enfant d’une grande fratrie, le petit garçon grandit sans qu’on lui prête beaucoup d’attention. De nature peureuse, c’est un enfant qui fait des cauchemars presque toutes les nuits, ce qui a le don d’agacer ses parents, en particulier son père, poilu rescapé, mais traumatisé par la grande guerre qui n’hésite pas à donner à son fils quelques coups de savates bien placés pour lui faire passer l’envie de chialer. Réservé au plus haut point comme le sont tous les enfants battus, il va sans dire que Balthazar n’excelle pas à l’école. Ni brillant élève, ni cancre pour autant, Balthazar réussit tant bien que mal à obtenir son certificat d’étude grâce à son instituteur, un homme de grande vertu qui prend son métier très au sérieux. Une fois l’école terminée, Balthazr commence à travailler dans la modeste ferme de son grand-père paternel, une période de courte insouciance qui restera à jamais gravée dans un coin de sa mémoire. À partir de 1940, la France est occupée et à ce moment-là Balthazar a seize ans. Forcé à quitter sa patrie, il est alors envoyé à Hausach. Considéré comme un prisonnier de guerre, il travaille dans un atelier pour réparer des vélos. Sur place, son travail soigné sur les bicyclettes attire la bienveillance de ses superviseurs allemands qui le traitent toujours avec respect. À Hausach, il fait surtout la connaissance d’Anke, une demoiselle charmante et fille d’un riche menuisier. Il en devient éperdument amoureux et c’est avec elle qui il connaît ses premiers ébats. Vient ensuite le temps de la Libération et les Allemands laissent au jeune homme le choix de son avenir. C’est alors avec grand regret que Balthazar décide de quitter sa dulcinée pour regagner la France. Sur un des vélos qu’il avait réparé à l’atelier, Balthazar parcourt la Forêt-Noire, puis traverse l’hexagone d’est en ouest en pédalant sans relâche pendant près de six semaines avant de finalement rejoindre sa terre natale. En arrivant, l’annonce du décès de son père pendant son absence ne provoque en lui aucun émoi. Balthazar est désormais un homme, livré à lui-même qui doit chercher du travail. Par le plus grand des hasards, il fait partie des dernières personnes qui ont réussi à se faire embaucher à la Compagnie Électromécanique. Peu qualifié, il y usine des petites pièces métalliques qui servent de renfort pour des coffrages électriques qui seront installés dans les premières centrales électriques du pays. Pour combler le vide laissé par l’aliénation du travail à la chaîne, Balthazar, comme beaucoup d’autres de ces camarades ouvriers, boit. Presque tous les soirs, en descendant du train à Bréauté, il se retrouve au bistrot de la gare. L’alcool seul semble être à même de faire taire le bruit incessant des machines qui continuent à marteler sa boîte crânienne en dehors des heures de pointage. Au bistrot, il rencontre tout de même sa femme, Marguerite, une dame capricieuse qui porte des robes rouges à pois blancs et avec qui il n’aura malheureusement pas la joie d’avoir des enfants. Après un mariage sans faste dans la petite église de Godervillle, c’est la monotonie qui pointe le bout de son nez dans la vie de notre héros. Une vie insipide, une longue suite laborieuse de répétitions, de gestes mécaniques et d’habitudes inchangées. Tous les jours à frapper avec les mêmes outils sur les mêmes pièces, soixante-dix heures par semaine. Travailler, rentrer pinté à la baraque, manger la soupe aussi fade que froide, et s’effondrer d’un bloc dans le lit conjugal qui n’aura pas beaucoup grincé. Puis, après quarante ans de bons et loyaux services à la compagnie, Balthazar devient finalement retraité. Resté physiquement robuste, il fait un peu de jardinage tous les jours sans pour autant que cela ne donne beaucoup plus de sens à sa vie. Dans son sommeil profond, il continue d’usiner machinalement les pièces imaginaires de son inconscient enrayé par le poids des années. La mort l’emporte finalement d’une crise cardiaque dans la nuit du 19 août 1983.
Version 192938888299923……..12399392993992230988…..2999999922…..2991331: De retour en France, au sortir de la seconde guerre, Balthazar essaye de rejoindre la compagnie Électromécanique. Manque de chance, toutes les places sont prises. Il décide donc sans grand enthousiasme d’exploiter les connaissances en mécanique qu’il a pu acquérir en Allemagne pour ouvrir son propre atelier en empruntant de l’argent auprès d’un de ses oncles. Il y restaure d’abord des vélos, puis des solex et des mobylettes. Un dimanche, à l’atelier, Marguerite, une jeune femme qui porte une robe rouge à pois blancs, vient pour faire réparer son vélo. Balthazar l’épouse en 1948. Malheureusement, à cause de l’essor rapide de l’automobile, la petite mécanique n’est pas profitable. Balthazar peine à nourrir sa femme et les quatre enfants qu’il a eus avec elle. Les choses se compliquent encore davantage lorsque Christian, son premier enfant, commence à souffrir d’insuffisance respiratoire. Ne pouvant engager de frais médicaux pour sauver son fils, ce dernier finit par mourir à la fin de l’année 1952. Dévasté par cette perte tragique et, croulant sous le poids de la dette, Balthazar continue de travailler d’arrache-pied pour essayer de sauver son affaire. Mais en dépit de ces efforts constants, le sort s’acharne sur lui. Un jour qu’il travaille à l’atelier, les sangles qui tenaient une mobylette suspendue lâchent subitement. L’engin s’abat brutalement sur le bras de Balthazar qui en perd l’usage définitivement. Inapte au travail, Balthazar ne peut plus subvenir au besoin de ses proches. Marguerite fait définitivement ses valises et emmène avec elle les enfants pour former une union plus prospère avec Ducastel, l’autre mécanicien du village. Seul et sans le sou, Balthazar devient sans domicile fixe. Pendant quelques années, il erre dans les ruelles de Goderville, mendiant en tendant son bras valide pour grappiller quelques francs. Lors de l’hiver particulièrement rude de l’année 1964, il contracte la grippe et c’est finalement cette maladie qui mettra un terme à son existence pathétique.
Version 102993939239933…….39399388883833992992…...39939993…...129929933 : À la Compagnie Électromécanique, Balthazar n’est qu’un ouvrier parmi tant d’autres. Un soir, alors qu’il attend le train de Bréauté avec ses camarades. L’un d’eux sort de sa poche un harmonica et commence à jouer un air mélancolique. Inexplicablement, Balthazar ressent une fascination profonde pour ce petit bout métallique qui brille intensément dans les dernières lueurs du jour. Remarquant l’intérêt porté par Balthazar à l’égard de l’instrument, le collègue décide gentiment de le lui prêter. Et là, c’est la révélation. Sans jamais avoir pratiqué auparavant, Balthazar joue divinement bien et épate ses compagnons de l’usine ainsi que tous les badauds qui attendent le train. Tous les soirs ou presque, notre ami se donne en spectacle si bien qu’il finit par acquérir une petite notoriété dans les parages. Un soir d’été, un grand homme mince engoncé dans un costume trop large se présente à Balthazar que tout le monde appelle désormais l’homme à l’harmonica. Il prétend venir de Paris et jouer dans un orchestre. Avec insistance, il déclare que notre ami Balthazar a du talent et qu’il pourrait venir à la capitale pour y faire carrière dans la musique. Mais pour l’homme à l’harmonica, tout ça, c’est des foutaises. Ce parigot-là doit se foutre de sa gueule. Qu’est-ce qu’un pauvre ouvrier comme lui irait faire là-bas ? L’harmonica, c’est bon pour faire marrer les copains à la sortie de l’usine. Dieu sait qu’autour de lui les copains auront essayé de le convaincre du contraire. Après tout, c’est vrai qu’il en joue bien le bougre… Peut-être qu’il pourrait quand même faire quelque chose avec ça ? Qui sait ? Mais Balthazar est têtu comme une mule. Toute sa vie, on lui avait rabâché qu’il était bon à rien. À force de se l’entendre dire et redire, il avait fini par s’en convaincre et a fortiori, par en devenir un, de bon à rien.
Version 192939928822001……..12993001928333229933…..393999111…..20939939111: Après avoir quitté l’atelier d’Hausach. Balthazar prend la route sur son vélo pour rejoindre la France. Dès le premier jour de son Odyssée, son pneu avant crève. Mince alors ! Ce retour à vélo est peut-être une mauvaise idée ? Au fond, il était pas si mal à Hausach ? Non ! Balthazar est un gars courageux, il reprend sa route, il traîne sa bicyclette à pied pendant plusieurs jours jusqu’à Metersheim. Avec le peu d’argent qu’il a en poche, il dégotte une chambre à air et remonte en selle. À peine a-t-il le temps de parcourir quelques kilomètres en direction d’Erstein que son pneu crève à nouveau. Certainement de la malchance... En vendant la gourmette de sa communion Balthazar parvient quand même à changer sa maudite roue. Mais avant de rejoindre Nancy, son vélo déraille presque tous les kilomètres. Chaque jour que Dieu fait, ses mains sont noires de graisse, car il doit systématiquement s’arrêter pour remettre cette satanée chaîne. Plus tard, lorsqu’il arrive péniblement à Reims, il se fait voler son vélo alors qu’il piquait un somme sur un banc public. Balthazar doit livrer du lait pendant plus de quinze jours avant de pouvoir s’offrir un nouveau biclou. Mais rapidement, cette fois-ci, ce sont les freins qui ne fonctionnent plus, Balthazar se casse la gueule en permanence. Il bousille les rayons à Soisson, fait des soleils à Compiègne, se prend les pieds dans les pédales à Beauvais. En tout et pour tout, il se sera vautré cent quarante-deux fois de Strasbourg jusqu’à Rouen. À croire que l’univers ne souhaitait pas voir Balthazar près d’un vélo. Pourtant, malgré tous ces signes avant-coureurs qui auraient dû lui mettre la puce à l’oreille, quand il a fallu trouver un travail, alors qu’il détestait ces saloperies de vélos, Balthazar n’a rien trouvé de mieux à faire que de devenir réparateur de bicyclettes.
Version 198338823899282…….128838838188188283838…..38302992ç881….....2993992828: Comme tous les dimanches, le ton monte alors que la petite famille est attablée autour de la minuscule télévision de la salle à manger. Marguerite est aussi rouge que sa robe et reproche à Balthazar de ne pas savoir gérer correctement son activité. Elle menace de foutre le camp tandis que Balthazar lui n’écoute plus celle qu’il avait autrefois aimé et focalise son attention sur les images noires et blanches qui défilent à l’écran. Jean Robic, le coureur cycliste est interviewé après avoir fait une chute terrible sur le col d’Aspin. Tout à coup, Christian le cadet de la famille s’écrie « Regarde Papa, les messieurs font comme toi, ils viennent réparer le vélo !». Les paroles de son fils s’enracinent dans l’esprit de Balthazar qui est soudainement frappé par une sorte d’épiphanie. Balthazar met son atelier en location et décide de devenir réparateur ambulant. Il aménage alors un fourgon tôlé Citroën en piteux état et circule de village en village pour aller directement à la rencontre de ses clients. Grâce à cet éclair de génie, Balthazar parvient rapidement à redresser ses finances et à remettre sa famille à flot. Le succès de sa nouvelle entreprise est tel qu’il parvient à accumuler une somme d’argent conséquente en quelques mois. Avec ce capital, il entend acheter un garage, pour enfin devenir le mécanicien qu’il aurait dû être. Hélas, on ne repart pas les automobiles comme on repart les vélos. Balthazar a cru naïvement qu’il pourrait s’improviser garagiste, mais la réalité du métier s’avère plus complexe que prévue. Les choses se compliquent encore davantage lorsque Ducastel, son éternel concurrent, décide d’ouvrir son propre garage en employant des mécaniciens correctement formés. Après une brève période de répit, Balthazar plonge à nouveau dans un gouffre financier. Conséquence inéluctable : Marguerite part avec Ducastel. À nouveau, Balthazar est à la rue et meurt de la grippe pendant l’hiver 1964.
Version 19299329230E89328……..129293923E9823…..32939E9321….....21823923939: La réparation de vélo en Normandie est un fiasco et Marguerite mène la vie dure à Balthazar. Un soir, ce dernier décide de tout plaquer, pour tout recommencer. Il achète un aller simple pour Strasbourg et laisse femme et enfants derrière lui. Arrivé à la frontière, il part en direction d’Hausach pour retrouver Anke, le seul et véritable amour de sa vie. Les retrouvailles du jeune couple franco-allemand émeuvent le père de la belle blonde au plus haut point. Même si cette union n’est pas forcément vue d’un bon œil par la plupart des habitants du village, le vieil homme veuf au caractère bien campé n’a que faire des quolibets. Il accorde la main de sa fille à notre camarade normand qui devient le plus heureux des hommes. Une joie de courte durée, puisque, quelques semaines après que les vœux pieux aient été prononcés, deux hommes en trench frappent à la porte de la haute maison à colombage. Sans mot dire, ils emportent violemment ce cher Balthazar et personne n’aura plus jamais de nouvelles lui.
Version 129303939393999993……..19298238832…..83838882882….....3939993920220: Balthazar a foutu le camp et est retourné en Allemagne pour retrouver Anke avec qui il file l’amour parfait. Tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais la belle blonde finit par contracter une affection pulmonaire. Balthazar fait appel à tous les médecins les plus réputés du coin, en vain. Elle meurt brutalement à la fin de l’année 1952. Brisé par les circonstances déchirantes de la vie, Balthazar rentre en Normandie où il parvient à se faire embaucher au sein de l’honorable Compagnie Électromécanique.
Version 128838389993838922……..192993999822…..1293998238929….....2139893932922: À son retour en Normandie, Balthazar a trouvé un poste d’ajusteur à la Compagnie Electro-Mécanique. À cause de ses mauvaises fréquentations à l’usine, Balthazar développe un fort penchant pour l’alcool qui lui vaudra de se faire licencier assez rapidement. La vie reprend son cours lorsqu’il rencontre Marguerite qui fréquente les mêmes lieux de perdition que lui. Ensemble, ils fondent une famille et Balthazar en profite pour démarrer une nouvelle activité de réparateur de vélos. Tout s’effrite à nouveau pour notre ami lorsque Marguerite décide de partir brusquement pour se rapprocher du richissime Ducastel. Six pieds sous terre, Balthazar tente le tout pour le tout et décide de partir à Hausach pour retrouver son amour de jeunesse. Quelques jours après un mariage en grande pompe, deux types immondes, probablement des anciens membres de la Gestapo, arrivent au domicile conjugal et disparaissent avec la belle Anke que Balthazar ne reverra jamais. N’ayant plus sa place en Allemagne, Balthazar entreprend alors de regagner la Normandie. Une fois arrivé sur place, il apprend que Ducastel est mort de la pneumonie en 1952. Une aubaine pour Balthazar qui décide de racheter son garage avec l’argent qu’il a récupéré auprès du père de son épouse portée disparue. L’activité du garage tourne à plein régime, tant et si bien qu’un beau jour, dans l’effervescence, les ressorts du pont élévateur lâchent. Balthazar se prend un fourgon tôlé Citroën qui lui démantibule complètement le bras droit. Ne pouvant plus exercer sa profession, Balthazar finit à la rue. La suite, vous la connaissez déjà.
Version 1992929020292992929……..199239929292…..193993999922….....9919828288282: Éperdument amoureux de sa dulcinée allemande, Balthazar décide de ne pas rentrer en France et de rester aux côtés de sa bien-aimée. Le père de la jeune fille accepte de marier les deux tourtereaux et prend Balthazar sous son aile pour qu’il puisse travailler dans sa menuiserie. Malheureusement, Anke souffre de plus en plus d’insuffisance respiratoire et décède tragiquement à la fin de l’année 1952. Dévasté par la mort de sa jeune épouse, Balthazar fuit ce souvenir funeste et l’Allemagne pour regagner la France. De retour en Normandie, il ouvre d’abord un atelier pour réparer des vélos. Constatant rapidement qu’il ne parviendra pas à gagner sa vie avec cette activité, il met la clef sous la porte et part travailler chez Ducastel, un riche garagiste marié d’une pimbêche qui porte des robes à pois. Balthazar travaille au garage pendant cinq ans et demi, mais un beau jour, les ressorts du pont élévateur lâchent sans crier gare. Ducastel est littéralement broyé par un fourgon tôlé de marque Citroën. L’entreprise ferme ses portes définitivement et Balthazar est contraint d’aller travailler à l’usine. Régulièrement aviné au moment de sa prise de poste, notre héros peine à ajuster correctement les petites pièces métalliques. Un beau jour, son patron le vire sur-le-champ et Balthazar finit à la rue. La grippe s’empare de lui lors de l’hiver 1964 et Balthazar s’éteint finalement un soir de pleine lune, terrassé par le virus et habité par un profond sentiment d’inachèvement.
Version 192399323020923023……..193992020020…..192990230023….....203999200002: À la fin de l’année de 1952, Christian le fils de Balthazar décède brutalement des suites d’une pneumonie mal soignée. Comme un malheur n’arrive jamais seul, Marguerite, la femme de Balthazar, ne supportant pas la mort de leur enfant, décide de partir avec Ducastel pour refaire sa vie. Balthazar est désormais livré à lui-même, dans son atelier, à réparer des vélos et à broyer du noir. Pour colmater la brèche que la faucheuse a entrouverte dans son immense cœur, Balthazar picole comme un trou. Un soir, alors qu’il cuve assis sur une chaise en fer dans son garage, la lumière du soleil couchant semble se faire de plus en plus forte. Un tunnel blanc recouvre progressivement le champ de vision de ce pauvre ivrogne qui agonise entre la vie et la mort. Au bout du tunnel, il y a pourtant quelque chose, quelqu’un, comme une lueur d’espoir. C’est Anke, son amour de jeunesse, celle qui lui avait fait découvrir l’élan véritable de la vie. Quel instant de grâce ! Le temps s’est comme arrêté pour qu’il puisse contempler cette beauté blonde et parfaite. Pourtant, lorsque Balthazar se réveille au matin suivant, il semble avoir tout oublié. Alourdi par les litres ingurgités, il claudique dans l’étroitesse de sa maison et en rentrant dans la cuisine, il est soudainement pris d’un terrible mal de tête. Les souvenirs de la veille lui perforent la cervelle de part en part. Tout à coup, l’image de la jeune et jolie blonde vient lui traverser violemment l’esprit. Un éclair de lucidité, Balthazar comprend qu’il doit reprendre le contrôle de son existence. C’est sa dernière chance pour essayer de construire quelque chose, il le sait, il doit partir. Dans les semaines qui suivent, Balthazar se raccroche à cette illumination éthylique et décide de quitter la France pour rejoindre l’Allemagne. Arrivé sur place quelques semaines plus tard, il y retrouve sa bien-aimée et pendant une courte période Balthazar se prend même à croire qu’il aura finalement droit au bonheur tant espéré. Hélas, même l’amour le plus sincère d’une femme dévouée, fût-elle blonde et allemande, ne sera jamais assez grand pour combler le vide laissé par la mort d’un fils qui continuera de hanter Balthazar jusqu’à la fin de ses jours.
Version 1219239399299292992……..1929992922992…..1992392922….....1293993999222: En 1908, un des examinateurs de l’École des Beaux-Arts de Vienne décide de donner sa chance à Adolf Hitler, et ce, en dépit de ses piètres talents artistiques. L’humanité se voit épargnée les horreurs du nazisme, mais pas celles du stalinisme. Le territoire français est occupé en grande partie par la Russie Soviétique et notre bon Balthazar se retrouve à réparer des vélos, non pas à Haussach, mais dans le froid sibérien. Il y rencontre Anna, une poupée russe aux cheveux blonds avec qui il goûtera au fruit défendu. Les problèmes ne tarderont pas à poindre, lorsque ladite Anna se trouve affligée, de la manière la plus brutale et énigmatique qui soit, par une mystérieuse pneumonie.
Version 128383939393993……..10939929239293…...292939392993…….1O9923992393922 : À l’école municipale de Goderville, l’instituteur du village, amène sa guitare à la fin de l’année scolaire pour chanter avec les enfants. Les vibrations émises par les cordes de l’instrument provoquent une sensation étrange chez le jeune Balthazar. Pour la première fois dans sa courte existence, il ressent une joie sincère, éthérée, qui lui donne des frissons dans tout le corps. L’instituteur, voyant l’extase du jeune garçon, décide de lui faire essayer la guitare. Balthazar n’aura jamais été aussi fier de toute sa vie. Bien plus tard, avec ses économies, il achètera aussi une guitare qui réveillera en lui de doux souvenirs incrustés dans sa mémoire d’enfant. Il y jouera parfois à la tombée de la nuit en fumant sa cigarette ou le matin de bonne heure avant d’aller à l’usine. À chaque fois que ses doigts gratteront délicatement les cordes, Balthazar ressentira un plaisir intense, et en même temps comme une sorte de doute... Comme si au fond, cette guitare n’était pas tout à fait l’instrument qui lui correspondait.
Version 1219239399299292992……..1929992922992…..1992392922….....1293993999222: La vie de Balthazar aura été une suite interminable d’échecs. Une romance inachevée en Allemagne, la mort d’un enfant en bas âge, une lente déchéance financière, une femme volage, un penchant sévère pour l’enivrement… Décidément, au moment du bilan, Balthazar constate que tout aura été de travers. Malgré tout, il y eut tout de même un sursaut inespéré vers la fin. À l’aube de ses 77 ans, Balthazar hérite de quelques effets personnels légués par un ami avec qui il prenait le train pour aller à l’usine. Dans la boîte à chaussures, parmi les vieilles photos sépia et les médailles rouillées du régiment, Balthazar déniche un bel harmonica que son compère gardait toujours dans la poche de son bleu de travail. Alors qu’il se trouve assis dans son fauteuil, Balthazar repense à son vieil ami et se met à essayer de jouer de l’harmonica en sa mémoire. Et là soudain, c’est un nouveau souffle. Le sens de la vie enfin découvert à 77 ans. Il en aura profité pendant à peine deux ans, avant d’être emporté par la belle mort la nuit du 19 août 1983.
Version 128383939393993……..10939929239293…...292939392993…….1O9923992393922 : Pour qui pour quoi, certains gamins ont la trouille au moment d’aller dormir ? C’est le cas de Balthazar qui est régulièrement pris de crises d’angoisse quand la nuit tombe, ce qui n’est pas sans agacer son père. Lasse des pleurs et des crises à la maison, la mère de Balthazar a un jour une idée lumineuse : elle décide de changer légèrement l’orientation du lit pour que Balthazar ne soit pas en face de l’armoire dont l’ombre de la corniche épouvantable s’étend sur le plafond. Depuis l’ajustement du lit, Balthazar n’a plus jamais cauchemardé. Tout semble rentrer dans l’ordre dans la maison. Mieux encore, depuis le déplacement du lit, les résultats scolaires de Balthazar ont changé du tout au tout. En quelques semaines, il est devenu le meilleur élève de sa classe et l’instituteur du village pour récompenser les progrès exceptionnels de l’enfant lui a offert un petit harmonica resplendissant. Au plus grand étonnement de la famille, c’est un nouveau miracle qui se produit, puisqu’il s’avère que Balthazar sait en jouer parfaitement de manière innée. Rapidement, les talents du jeune prodige s’ébruitent dans le village de Goderville. Les rumeurs finissent même par attiser la curiosité en dehors du village, jusqu’au jour où un grand homme mince engoncé dans un costume trop large débarque au domicile familial pour attester du génie musical de l’enfant. Deux semaines plus tard, le gamin est envoyé à l’internat du conservatoire de Paris où il étudiera la rigueur du quatrième art auprès des plus grands. Le talent de Balthazar devenu adulte et célèbre en France ne passera pas inaperçu auprès des bluesmen américains de passage à Paris. À la fin de l’année 1952, Balthazar part pour Chicago et deviendra rapidement celui que Muddy Waters surnommera French Flakes en référence à ce son, légèrement granuleux, qu’il produit avec son harmonica et dont il a seul à détenir le secret.
samedi 12 juillet 2003