Comment faire plus jeune que son âge ?

Il était précisément vingt-deux heures vingt-deux, quand Onésime, ami et accessoirement agent de biens, m’appelle sur mon téléphone portable alors que je me promenais anxieusement le long d’une plage bien connue de la côte Basque. À l’autre bout du fil, Onésime, m’annonçait la mauvaise nouvelle, à savoir que la maison de mes rêves venait juste de me passer sous le nez. Pendant plus de deux mois, j’étais rentré dans une négociation sans merci avec le propriétaire pour racheter cette bâtisse qui possédait un charme fou et que ma femme et moi désirions avec la plus grande des ferveurs. Quand j’ai entendu la phrase fatidique : « Elle est partie, désolé », tout a basculé. Tous nos espoirs étaient anéantis, balayés par un simple coup de fil qui remettait tout en cause et qui nous faisait repartir Claire et moi à la case départ. Alors forcément, je lui en ai voulu. Lui, mon ami, qui m’avait pourtant promis qu’il ferait tout son possible pour nous obtenir cette bicoque parfaite. Ce n’était pas de sa faute bien sûr, il n’y était pour rien, mais comprenez, sur le moment, instinctivement, l’amertume puis la colère m’ont envahi. Impossible de me réfréner. J’ai hurlé au téléphone et gesticulé comme un taré tout en faisant les cent pas, de long en large sur la plage de sable fin. Seulement après deux longues minutes de logorrhée, je me suis rendu compte que je donnais des coups d’épée dans l’eau, que c’était trop tard, que ça ne servait plus à rien de s’énerver, que c’était foutu. Subitement, j’ai raccroché et je me suis effondré par terre. Il ne me restait plus qu’à fixer l’océan sublime pour me sentir comme un grain de sable, pour me remettre moi et mes problèmes à leur modeste place à l’échelle de l’univers. Sauf qu’en relevant la tête, au lieu d’apercevoir au loin ces vagues à la fois fascinantes et terrifiantes, j’ai vu en face de moi un gamin, seul malgré l’heure tardive, avec une drôle d’allure et qui me regardait avec insistance. À côté de son château de sable, il tenait sa pelle à la main et restait complètement hagard, la bouche grande ouverte. Interloqué sans doute, il avait dû assister à ma crise de nerfs, alors je lui ai souri pour essayer de le rassurer Suite à quoi, l’enfant haut comme trois pommes, a posé sa pelle et s’est approché nonchalamment vers moi. Il avait une magnifique chevelure dorée avec des bouclettes et un regard bleu d’une profondeur inégalable. Quand il est arrivé près de moi, il est resté tout à fait silencieux à me regarder en fronçant les sourcils. Après un temps, il a posé sa main sur son menton et avec une moue des plus dubitatives, il a finalement énoncé la question qu’il lui trottait dans la tête depuis tout à l’heure : « Dis donc, tu serais pas un extra-terrestre toi, par hasard ? ». Décontenancé par la question et sûrement encore excédé par la mauvaise nouvelle que l’on venait de m’annoncer au téléphone, j’ai ri nerveusement, et puis j’ai finalement répondu : « Tu crois encore à ces bêtises-là à ton âge ? ». Le curieux enfant qui aurait très bien pu se vexer, n’a pas été offensé le moins du monde par ma réponse. Bien au contraire, il m’a souri, avec ce qui semblait être une pointe de mépris, avant de rétorquer : « Si vous ne croyez pas aux extra-terrestres alors vous devez croire en Dieu ? » Ce à quoi j’ai répondu par un nouvel éclat de rire avant d’affirmer, qu’au risque de le décevoir, je ne croyais pas non plus en Dieu. Le gamin m’a à nouveau regardé avec insistance en plissant les yeux et en maintenant son sourire, puis il a repris : « Regardez toutes les étoiles dans le ciel. Vous savez que chacune de ces étoiles est un soleil comme le nôtre, avec donc parfois des planètes qui gravitent autour. La plupart de ces étoiles que l’on voit sont celles de la voie lactée, notre galaxie. Mais il existe plein d’autres galaxies, des milliards, des centaines de milliards. Avec seulement un pouce levé vers le ciel, on couvre déjà dix millions de galaxies. Alors vous imaginez le nombre de galaxies, et de soleils, et de planètes ? Si vous pensez vraiment qu’il n’y a que de la vie sur Terre, qui n’est juste qu’une toute petite planète perdue dans un recoin de l’univers, alors vous devez forcément croire que Dieu l’a voulu ainsi et a choisi de mettre de la vie qu’à cet endroit-là précisément ? ». Face à la justesse de son raisonnement, je suis resté un temps ahuri à contempler le ciel étoilé. À demi conscient, j’ai presque cru voir, le temps d’une fraction seconde, quelque chose bouger là-haut du côté de la lune. Émerveillé à mon tour comme un enfant par tous ces scintillements dans la nuit étoilée, je lui ai dit sans détourner mon regard qu’il avait l’air bien sage malgré son jeune âge. Aujourd’hui encore, je me demande si j’ai bien entendu cette phrase sortir de sa bouche, mais voici en tout cas ce que je crois l’avoir entendu dire ce soir-là : « Mon corps est plus jeune, mais mon âme est bien plus vieille que la tienne. ». Quand je suis sorti quelques secondes plus tard de ma sidération et que j’ai voulu tourner la tête pour voir à nouveau l’expression inimitable de ce gamin si étrange, il s’était naturellement volatilisé.
jeudi 12 novembre 1998