Comment se transformer en une bête humaine?

Une demi-lune fond fromageusement dans le ciel anthracite. Ses reflets lactescents illuminent la rue pavée où s’amoncelle une myriade de détritus en tout genre : mégots de cigarettes, débris de bouteilles, résidus de capotes et autres éclaboussures d’ivresse indélébiles laissés par quelques noctambules débiles.
Baignant dans cette immondice, la route vers le bar me semble abominablement longue, sans doute parce que, et c’est là un ressenti bien connu des roteurs de grands chemins, les distances ont tendance à s’allonger d’autant plus qu’on est bourré. Malgré tout, au bout de la rue, j’aperçois déjà l’enseigne du bar Les Zazous, ma destination. Alors, j’avance à pas confiants. À mon passage, les pigeons trouillards s’écartent pour me laisser la voie libre. Arrivé sous les néons glauques qui clignotent, je trempe malencontreusement mes pompes dans un arc-en-ciel dilué dans une flaque de pétrole. Tant pis, elles sécheront à l’intérieur me dis-je. Je pousse la porte et j’entre dans le boui-boui tapageur.
Au fond de la pièce, j’entends déjà les gueules à fioul qui beuglent pour commander des bocks. Parmi les autres, un petit facétieux, raconte des gaudrioles pour amuser la galerie qui s’agglutine autour du comptoir. Ce nabot se fourvoie : son minuscule humour caustique ne le grandira pas.
À peine ai-je franchi le seuil de l’ignoble bouge que la clientèle toute entière est déjà occupée à me juger avec une extrême sévérité. Les visages hagards se tournent les uns après les autres et me fusillent du regard, manière d’initier une longue série de jugements réprobateurs qui devra se poursuivre tant que je resterai dans ce bouge dégueulasse.
J’avise la serveuse qui est à l’entrée, juste en dessous de l’écriteau qui pend au bout d’un morceau de scotch et qui dit « Happy Hour ». Je me tourne vers elle. Elle recule en fronçant les sourcils. Je lui commande un verre. Elle me le donne, même si, dans le fond, elle aurait préféré me le jeter à travers la gueule. Elle n’attend qu’une chose : que je paie et que je déguerpisse. Ce que je fais, précisément dans cet ordre.
Avec mon verre de Jack Daniel’s à la main, je rampe comme un cafard jusqu’à la petite table ronde qui se trouve sous une ampoule verdâtre et je m’assois tout patraque sur le tabouret. Bon. C’est le moment de faire le point, de jauger de la situation. Qu’on se le dise, je suis complétement fait, rond comme un ballon. Je le sais. Ils le savent aussi. D’entrée de jeu, ils ont repéré ma trombine de soûlard et ma dégaine de dépravé. Et ils se sont empressés de me juger. Les hyènes, nid de vipères, regarde-les. La lie de l’humanité. Il leur faut toujours un os à ronger et ils se jettent dessus, avides qu’ils sont, en poussant des cris étouffés et des ricanements grinçants. Je les abhorre et c’est réciproque. Je sents p’têtre la vinasse, mais eux puent le mépris à plein nez. Ils sont persuadés d’être en capacité de juger, de moraliser, d’être en droit de sanctifier ou de diaboliser, d’affirmer haut et fort tout ce qu’ils pensent comme si chacune de leurs paroles proverbiales valaient de l’or. Salopards, horde de faux-derches, raclures de bidet ! Tout ce parterre dédaigneux me donne envie d’aller pisser tiens.
Me revoilà debout donc, à la conquête des toilettes. J’entre dans le petit coin obscène. Je referme soigneusement la porte derrière moi et me retrouve isolé, à l’écart de la musique assourdissante, des lumières stroboscopiques et surtout de la tripoté de gastéropodes qui bavent sur mon dos. En face de moi, il y a un miroir brouillasseux, crasseux bien comme il faut, au milieu des murs recouverts de tags. Derrière les innombrables traces de doigts et les poussières de fumée laissée sur la vitre, j’entrevois ma bobine : une tête toute rouge et suintante. Qu’est-ce que je fous là ? Encore une année de passée et pourtant rien n’a changé. Je ne suis plus qu’une ombre fantomatique qui vit de haine et de whisky. Avec cette simple pensée lapidaire, l’ivresse retombe brutalement. Ça y est, je la sens venir. Il aura suffi d’une œillade dans ce maudit miroir pour qu’elle revienne, la névrotique et pathétique crise d’angoisse existentielle. Tout à coup, je suis en train de faire l’expérience de la liberté que j’ai gâchée. Ma part de néant. Trop-plein d’erreurs ou de whisky, bref, c’est la nausée. Et elle remonte insidieusement le long de mon œsophage. Il faut que je dégueule quelque part. Je me tourne, trouve une pissotière qui ressemble vaguement à La Fontaine de Duchamp, mais à l’envers. Je me penche et je relâche l’âcre gerbe.
Ma bave essuyée du coin de la bouche avec la manche de chemise, je m’apprête à affronter l’opprobre et la dérision de la masse grouillante qui m’attend derrière la porte. Je n’ai pas le choix : il faut y retourner tout de suite, sinon je n’y arriverai jamais, à sortir de ces satanées chiottes.
Formez les rangs, gens passables ! Écartez-vous, poussez-moi, excusez-vous d’être comme vous plutôt que comme moi. Eh oui quoi bande d’empaffés ? C’est le retour du cinglé parmi les abrutis. Tu ne t’y attendais pas, eh bien sache que moi non plus ! Allez, va, tout ira bien. On se détend, on s’assoit et on commande un autre verre. Et au fait, pourquoi je parle de moi à la troisième personne maintenant. Enallage, c’est comme ça qu’on dit non ? Pour sûr qu’avec quelques grammes dans le sang, on ne s’appartient plus véritablement. Dire je, devient un luxe contingent quand on en vient à tanguer sur son bateau ivre ! Belle formule, n’est-ce pas ? L’alcool est un fil tendu entre le génie et la bêtise qui autorise parfois ce genre de pirouettes. Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? T’as pas compris ? Retourne à l’école, tocard… Époque sordide ! Ah, peuple je vous haie ! T’as quoi toi à te marrer là-bas au fond. Nan, mais je rêve ou c’est le petit nain outrecuidant qui se paye à nouveau ma tronche. Mais toi aussi t’es bourré pauvre mec. C’est juste que t’es pas tout seul…
Les moqueries du petit mec persistent, une énième saillie malvenue et j’ai une soudaine envie de lui claquer sa petite gueule de merdeux. Pour l’instant, je me contente de rétorquer, mais le pitre continue ses singeries drolatiques avec toujours plus de véhémence. L’hostilité s’installe, le ton s’emballe : c’est la discorde. Des insanités sont proférées de toute part, un verre éclate et les bris de glace se répandent sur la table. Avant de briscailler toute la vaisselle du pub, un semblant de videur, armoire à glace peu commode, nous attrape tous les deux par le colback et flanque nos deux culs pouilleux à la porte. Le petit bonhomme que j’ai toujours en face de moi bredouille, balbutie, mais je sens bien que dans le fond, ce qu’il veut, c’est en découdre. Il reste là, immobile, impavide. Il est persuadé que je n’en suis pas capable, mais je vais pousser le vice jusqu’au bout.
Alors fieffé farfadet, tu t’es moqué généreusement. Tu t’es fait plaisir avec ta petite gouaille minable. Hein, tortionnaire ? Le nabot furibard, cède à la provoc'. Il délaisse sa bouteille et ses potes qui l’ont rejoint sur le trottoir pour assister, rigolards, au combat du siècle, le choc des Titans, David contre Goliath.
De toutes ses forces, le mini mecton s’élance et me colle une trempe monumentale, la pire torgnole qu’on ne m’ait jamais flanquée. Je titube. Deux pas en avant, deux pas en arrière. Mais je reste debout, il s’en étonne. Je vais le dérouiller ce connard. Prépare-toi à valdinguer pépère. Je souris en fonçant sur lui. Mon poing s’écrase sur son arcade. L’hémoglobine gicle, puis coule lentement le long de son visage léthargique. Au deuxième coup sec, j'entends les os de son visage frêle qui se fissurent de l'intérieur. L’étourdissement le fait vaciller de gauche à droite. Il s’écroule finalement telle une grosse merde dans le caniveau des chiens pisseux. Sa tête percute le bitume et il se met à pousser ses premiers râles. Alors qu’il est presque inconscient sur l’asphalte, je continue à le rouer de coups.
Pendant ce temps, de l'autre côté de la rue, ses camarades à lui, eux, ne semblent plus vraiment amusés par la rixe de bar qui vire au carnage. Cherchant à éviter le massacre, ils s'y prennent à trois pour me retenir. Ils concentrent leurs efforts pour m’empêcher de rosser à mort le petit gars tandis que je continue à lui enfoncer mes grosses savates dans le bide. Un des types dehors à soudain la rafraîchissante idée de me balancer un verre d’eau en pleine gueule.
L’effet est instantané. Subitement calmé, je prends conscience de la sauvagerie macabre qui m’anime. Horrifié par ma propre brutalité, je stoppe net mon acharnement et part en age, avec ma veste sur l’épaule et une cigarette au bec. De son côté, le petit bonhomme reste évanoui, la face ratatinée, engluée dans le sang noirci qui coagule déjà sur le bitume froid, tandis qu’un vent fou à décorner le diable s’élève et commence à panser ses plaies.
Seulement capable d’obliquer sur la route, je rejoins par inadvertance les galeries infernales du métro. La catabase dure une quinzaine de minutes. Sous terre, le tunnel défile, mais moi, je ne cligne pas d’un cil. Après avoir monté laborieusement les escaliers, je ressors du gouffre et l’air de la nuit vient gonfler mes poumons. Je peine à respirer, sans doute à cause de mon probable futur cancer des poumons. Au coin de la rue, j’échange deux mots avec un clodo qui peine lui aussi à raisonner correctement.
Le bruit des sirènes qui retentissent au loin, suivi de quelques aboiements qui se répondent en écho, m’incitent à reprendre la route. Le long du boulevard, je zigzague à nouveau sur un tapis d’ordures tout en éructant par à-coups. Narcoleptique, plus mort que vivant, toutes les trente secondes, je pique du nez, luttant pour ne pas m’écrouler parmi les déchets.
Sans véritablement savoir quand ni comment, je réussis à rejoindre mon appartement. Apparemment, je retrouve aussi mes clefs, puis la serrure, quoiqu’avec un peu plus de mal. Et en dernier lieu : ma chambre, avec son lit moelleux pour une grasse matinée bien méritée.
Au moment de fermer l’œil, une image latente, couleur sépia, du visage nécrosé du nain, remonte le fil de mes nerfs optiques. J’ai un frisson fugace. Et s’il y avait aussi une teigne qui sommeille en moi ? Et si la vraie bête humaine, finalement, c’était moi ? L’idée parcourt son circuit neuronal avant de s’archiver dans une cavité limbique. Demain, heureusement, ça n’y paraîtra plus. J’aurai tout oublié pour mieux recommencer.
samedi 13 octobre 2001