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Comment voler au-dessus des pyramides ?

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Comme tous les vendredis ou presque, Gédéon et moi-même étions assis dans nos fauteuils respectifs et discutions de notre sujet de prédilection : nos rêves, tout aussi respectifs. C’était un exercice relativement amusant auquel nous nous prêtions volontiers pour inaugurer la fin de la semaine. L’un et l’autre avions chacun nos carnets de rêves entre les mains et, à tour de rôle, nous faisions le récit drolatique de nos aventures oniriques les plus excentriques. Gédéon avait commencé par un rêve somme tout assez banal, avec une structure ternaire assez classique, quoique plutôt intéressante. Bien évidemment, avec la déférence qu’on me connaît, je me suis bien gardé d’émettre un quelconque jugement sur la qualité des émanations de son subconscient. J’ai donc attendu patiemment que son histoire de lion surgissant dans le fond du jardin s’achève pour pouvoir à mon tour raconter mon premier rêve de la semaine, autrement plus passionnant, au cours duquel je me suis fait courser par un lama obèse et réactionnaire.

Après cette première manche, nous étions arrivés comme qui dirait à égalité, et comme à l’accoutumée, nous profitions de ce temps d’entracte pour échanger quelques considérations plus techniques sur la nature de l’inconscient. Gédéon restait pour sa part sur un apport très descriptif, presque psychanalytique et évoquait tour à tour, la symbolique jungienne, les sensations hypnagogiques et les difficultés liées à l’interprétation du contenu latent. Pour ma part, je me distinguais en embrayant un discours lumineux sur la logique irrationnelle du rêve qui fonctionne uniquement par association. « Typiquement, disais-je, dans cette perspective, le connecteur ‘‘et’’ devient alors la seule conjonction de coordination possible, de même que la réversibilité et la non-linéarité sont parfaitement autorisées dans les rêves afin de faire se succéder les événements sans aucune contrainte d’ordre apparent ».

Et nous continuâmes ainsi tous les deux dans cette surenchère pédantesque jusqu’à ce que ce bon Gédéon finisse par évoquer une thématique qui a soudainement mobilisé toute mon attention : les rêves lucides. Et là, pour le coup, je dois admettre que, n’ayant jamais entendu parler d’un tel phénomène, j’en suis resté absolument coi, tout du moins au début.

Selon les dires de cet admirable ami, il était tout à fait possible d’avoir le contrôle de ses propres rêves. Tout se jouerait dans la phase de sommeil paradoxal. Dans cet état semi-conscient, il suffisait que surgisse ne serait-ce qu’une interrogation sur la réalité même des perceptions pour que tout à coup, le rêveur puisse diriger le rêve exactement comme il l’entend. Pour autant, clarifiait instantanément Gédéon, cette prise de contrôle subite n’allait pas sans risque. Le rêveur pouvait potentiellement être amené à expérimenter des formes angoissantes de paralysies du sommeil : un état particulièrement désagréable où la conscience se trouve à demi éveillée tandis que le corps lui reste parfaitement endormi et ne répond plus aux signaux sommaires émis par le cerveau…

Aussi intéressante fut-elle, la théorie de Gédéon me paraissait de plus en plus farfelue à mesure qu’il déballait ses explications dans un flot ininterrompu de paroles. À vrai dire, si je n’avais jamais entendu parler d’une telle chose, il était fort à parier qu’elle fût tout simplement inventée. En matière d’idées capillotractées, Gédéon avait tout éprouvé, ce qui m’amenait à penser qu’à nouveau, il affabulait complétement autour de cette histoire de rêves lucides à la seule et unique fin de faire reluire son petit ego mal placé. D’un ton goguenard, je lui demandais alors : « Mais dis-moi Gédéon, en admettant que tout cela soit effectivement faisable, concrètement, existe-t-il des moyens de favoriser l’émergence de ces fameux rêves lucides ? ».

Et c’est là que Gédéon a opéré un tour de force crucial. Pas le moins du monde désarçonné par ma question, il m’a garanti sans aucune forme de doute qu’il était non seulement possible d’avoir des rêves lucides, mais qui plus est, de les déclencher sur commande. Gédéon a ensuite entrepris l’élévation de tout un échafaudage théorique sur la manière dont il fallait s’y prendre pour forcer son subconscient à créer les conditions nécessaires et suffisantes permettant la prise de contrôle du rêve.

Une des premières astuces consistait à stimuler fortement la pensée onirique tout au long de la journée. La pensée diurne focalisée sur le rêve augmentait ainsi les probabilités d’une prise de conscience au moment fatidique. Toujours selon les dires de Gédéon, il existait en réalité une infinité d’approches permettant de conditionner l’inconscient pour faciliter la mise en place des rêves lucides. Ainsi, une technique rudimentaire, bien que particulièrement efficace, consistait à effectuer régulièrement au cours de la journée des tests de réalité. L’idée était simple. Il suffisait de vérifier à plusieurs reprises grâce à un ancrage simple que l’on ne se trouvait là, à cet instant précis, au beau milieu d’un rêve. Parmi les tests de réalité, on pouvait par exemple compter ses doigts et constater qu’effectivement, il y en avait bien, ni plus, ni moins, que dix.

Bien qu’ayant réussi avec brio à conserver mon sérieux jusqu’alors, je n’ai pas pu m’empêcher d’étouffer un léger rire narquois en entendant son discours saugrenu. Sacré Gédéon, quelle imagination tout de même ! Mais où est-ce qu’il pouvait bien aller chercher tout ça et surtout qu’est-ce qu’il allait encore bien pouvoir m’inventer par la suite ? Je décidais de rentrer dans son jeu et de le pousser dans ces derniers retranchements cognitifs : « Et à quoi bon, le test de réalité ? » m’enquérais-je. « Le but, précisément, reprit-il, avec le ton professoral qui dès lors lui seyait à merveille, c’est que l’automatisme travaillé pendant la journée au niveau conscient, resurgisse le soir au niveau inconscient. Si le test se déclenche dans un état de sommeil suffisamment profond, le rêveur comptera ses doigts, vérifiera qu’il y en a soit trop ou pas assez, et prendra soudainement conscience qu’il est en train de rêver. »

Décidément, il avait réponse à tout. Le voyant persister dans ses élucubrations et ne sachant plus vraiment quoi répondre, j’écoutais toujours Gédéon, mais désormais de manière beaucoup plus distraite. Ses propos continuaient à déferler à une vitesse ahurissante tandis que moi, de mon côté, j’avais choisi de mettre sa voix en sourdine. Son enthousiasme débordant avait fini par me taper franchement sur le système, d’autant qu’à force d’être resté assis de manière prolongée dans le fauteuil, je commençais à sentir quelques fourmillements dans les jambes. Autant Gédéon était parfois perspicace et souvent drôle, mais là, il m’épuisait littéralement. Quelle ineptie, je me disais en regardant mes mains avec perplexité tandis que lui continuait : « Tu imagines l’étendu des possibles. Une fois conscient, le rêve n’a plus aucune limite si ce n’est celle de l’imagination du rêveur. D’un claquement de doigts, tu te retrouves en Egypte à voler au-dessus des pyramides. En somme, tu fais exactement ce que tu veux. C’est épatant non ? ».

Épatant non, mais absurde oui, je me disais en comptant à mon tour machinalement mes doigts les uns après les autres. Arrivé au bout du quinzième doigt, mon cerveau est entré en état d’ébullition. Tout à coup, aussi bien mon erreur que la sagacité de mon interlocuteur, me sont apparues comme des évidences. Si j’arrivais à quinze doigts, cela signifiait que je devais être en train de rêver ? Et avec cette question, bien évidemment tout faisait sens. Les révélations libératrices arrivaient désormais par salves dans mon esprit encore fumant ; bien sûr que cette soirée farfelue au coin du feu n’avait jamais eu lieu. Quelle drôle d’idée que de nous imaginer lui et moi en train d’échanger sur des rêves loufoques. Evidemment, rien de tout ça n’était jamais arrivé. De toute façon, tout ça était impensable dans la vraie vie puisque Gédéon, mon seul et unique ami, était décédé depuis au moins dix bonnes années. Submergé par cette prise de conscience foudroyante, je me suis réveillé d’un bond en hurlant son prénom : « Gé-Dé-Oooon ! »

jeudi 2 décembre 1999