Comment faire des confidences à un oiseau?

Depuis combien de temps étais-je assis ici ? Difficile à estimer. Le temps s’était comme ramolli. Progressivement, les instants étaient devenus de plus en plus flasques et j’avais maintenant la sensation que les minutes ne pouvaient plus véritablement faire l’objet d’un décompte. C’était sans doute à cause de l’été indien. Parfois, sous l’effet de la chaleur, le temps se dilate, à tel point que le mois d’août vient s’étirer jusqu’en octobre. Aujourd’hui en particulier, le temps était en train de fondre complètement ; il débordait et dégoulinait hors du moule rigide de la perception. D’ailleurs, l’intensité des rayons du soleil sur ma joue était telle qu’il ne manquait sans doute pas grand-chose pour qu’un des poils de ma barbe ne finisse par s’embraser. Imaginez, si un poil prend feu, c’est rapidement le visage puis le corps tout entier qui flambe. Comme Icare, je me serais retrouvé immolé par le soleil. Un châtiment bien injuste si vous voulez mon avis, même si personne n’est sans savoir que toute tragédie comporte son lot de malheurs immérités. Heureusement pour moi, la petite marre qui stagnait au pied du banc régulait la température de mon corps, limitant ainsi tout risque de combustion spontanée. Mes pauvres pieds parfaitement immobiles baignaient paisiblement à la surface du bassin, juste au-dessus de ces profondeurs insondables peuplées de créatures archaïques qui, lorsqu’elles bondissent hors de l’eau, faisaient surgir avec elles le mystère d’une genèse immémoriale.
Tandis que ma pensée naviguait en eau trouble au milieu des batraciens globuleux, un merveilleux rossignol est venu se poser délicatement sur la branche de l’oranger qui trônait au pied du plan d’eau. À peine atterri, l’admirable poète, qui avait revêtu pour l’occasion son plus beau plumage, laissa retentir fièrement ses rimes éclatantes. Tout de suite, inévitablement, j’ai été conquis par cette mélodie ravissante qui gonfle les cœurs et apporte de nobles espérances. Avec la plus grande attention qui soit, J’ai donc prêté l’oreille pour profiter de ce spectacle envooûtant. Le ménestrel, enorgueilli d’avoir su captiver aussi rapidement son auditoire, s'en est allé chercher dans ses lointains souvenirs les plus beaux morceaux de son répertoire, rien que pour moi.
Sans discontinuer, le plus beau de tous les oiseaux du monde aura chanté toute la journée durant, jusqu’à ce que le soleil paresseux finisse tout de même par avoir sommeil. Au crépuscule, quand le chantre des amours innocents eut enfin fini son émouvante prestation, il s’est tourné vers moi et s’est mis à me regarder intensément. Dès lors, le rossignol ne chantait plus vraiment, mais continuait de gazouiller avec insistance. Comme s’il souhaitait me dire quelque chose d’important avant de tirer sa révérence.
Avec la pointe de mon index, je lui ai fait signe de venir vers moi pour que je puisse mieux entendre ce qu’il avait précisément à me dire. Mais avec un soupçon de tristesse, l’oiseau a secoué la tête de gauche à droite avant de m’expliquer, en pointant le bout de son bec en direction de la fenêtre de mon appartement, qu’il ne pouvait s’approcher davantage. Lui et moi étions infiniment séparés par une épaisse couche de double vitrage.
De mon côté, peut-être que j’aurais pu descendre, prendre l’ascenseur, traverser le boulevard et rouler jusqu’au square d’en face pour le rejoindre, mais c’était trop loin, trop laborieux, trop de douleurs. À nouveau, je me suis servi de la pointe de mon index pour lui désigner cette affreuse carcasse de métal qui me tenait prisonnier.
L’oiseau, qui redoute plus quiconque de devoir renoncer à sa liberté, a tout de suite cerné la nature du problème. Alors le rossignol, d’un air embarrassé, s’est excusé avec quelques coups de sifflets brefs, puis en deux ou trois battements d’ailes, il s’en est allé, sans me dire ce qu’il avait me dire, vers des contrées exotiques et lointaines.
Depuis combien de temps étais-je assis ici ? Beaucoup trop longtemps pour sûr. Le réverbère d'en face venait de s’allumer, et moi, je restais toujours là, définitivement cloué sur ce maudit fauteuil, entre quatre murs gris, les pieds baignant dans la petite flaque qui s’était formée au milieu du salon à cause de la fuite d’eau du voisin du dessus.
Attirée magnétiquement par la lumière jaunâtre, une mouche hideuse et stupide est venue se cogner à répétition contre le lampadaire. Comme Icare, elle aussi allait finir par se brûler les ailes, responsable qu’elle était, elle aussi, d’une faute qu’elle n’avait pourtant pas commise
jeudi 20 mars 1997