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Comment rêveillonner ?

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L’histoire se passe en 1991 puisqu’Isaline portait encore sa salopette en jean. Quoi que ? Nan. Attendez… Ça devait être en 1994 plutôt, l’année où Sylvestre avait ressorti son yo-yo… En réalité et pour être tout à fait franc, je ne me rappelle plus exactement à quand remonte ce vague souvenir. Mais une chose est sûre, c’était dans les années 90. Et peu importe l’année au fond, toujours est-il que c’était Noël et que, comme le voulait la tradition : Isaline, Ninon, Sylvestre et moi-même passions le réveillon ensemble, entre amis, confortablement installés dans un chalet recouvert de mousse qui n’existe probablement plus à l’heure où j’écris ce texte.

Isaline, qui, parmi nous, était indéniablement la plus habile aux fourneaux, s’était chargée, comme à l’accoutumé, de préparer le repas du réveillon. Aux alentours de 19h, fut donc servie la fameuse dinde aux marrons, agrémentée de champignons resplendissants qui avait été fraîchement et soigneusement récupérés dans les bois le matin même par les bons soins de notre cuisinière en chef. Et le repas se déroulait comme on est en droit de se l’imaginer, c'est-à-dire dans le calme et la gaieté qui entoure généralement cette période magique de fin d’année, jusqu’à ce que Ninon, l’âme sensible du groupe, éclate en sanglots. Les yeux pochés, gonflés par les larmes qui montaient, elle a subitement posé ses couverts de part et d’autre de son assiette et s’est effondrée d’un bloc. Catastrophée, elle a finalement relevé la tête en regardant dans le vide avant de déclarer entre deux reniflements bruyants : « Putain, ça fait chier quoi au bout d’un moment non d’un cul… Franchement j’en ai ras la salopette de tous ces maux ! ».

Eh oui, elle était comme ça notre petite Ninon. C’était le genre de personne qui garde tout pour soi, qui accumule, qui encaisse et puis tout à coup, il fallait que ça sorte. Dès lors, on ne l’arrêtait plus et ça pouvait même devenir assez cocasse, voire franchement hilarant pour son entourage. Une pluie torrentielle de phrases épaisses inondait alors la conversation qui s’enfonçait toujours un peu plus dans des circonlocutions vers des profondeurs discursives abyssales avant de finalement toucher le fond avec des questionnements proprement métaphysiques sur le pourquoi du comment. C’était furieusement drôle pour les autres, mais pour elle, il faut croire que ce genre de logorrhées un tantinet foireuse pouvaient rapidement se transformer en un réel calvaire. Et il se trouve qu’à cet instant précis, pour elle, s’en était trop. Elle se l’avouait à elle-même et à nous aussi par la même occasion : elle avait tendance à trop parler, au point d’oublier de respirer entre les phrases. De notre côté, comme je le disais là, et je parle au nom du reste groupe, il faut dire que ces épanchements ne nous dérangeaient pas le moins du monde, bien au contraire. D’une part, elle avait le mérite de toujours alimenter les conversations et de nous amuser et puis… Elle était comme ça de toute façon. C’était inscrit dans son ADN. Cette fille, c’était un condensé d’émotions à l’état brut et c’était précisément pour cette raison qu’on l’adorait autant. Seulement voilà, en tant qu’ami, que faire face à une personne dévastée qui pense avoir un problème à régler alors que précisément, pour les autres, il ne s’agit pas d’un problème, mais d’une bénédiction. Difficile donc de l’aider d’autant qu’Isaline, la maîtresse de maison, s’était éclipsée dans la cuisine pour faire semblant de nettoyer les plats tandis que Sylvestre avait été pris d’une soudaine envie d’aller aux toilettes, pour la troisième fois consécutive en l’espace d’un quart d’heure. Je me retrouvais donc seul face à une Ninon effondrée et j’essayais, tant que faire se peut, de manifester de l’empathie à son égard, de la rassurer en lui disant qu’on avait tous parfois des mots en abondance qui nous traversent l’esprit sans qu’on sache vraiment quoi en faire ni en penser.

Une fois n’est pas coutume, j’avais dû gaffer quelque part puisque ma tentative de consolation a suscité une réaction inverse à celle que j’avais pourtant espérée. Les sourcils bruns de Ninon se sont froncés, sa ride du lion s’est accentuée, et elle a repris de plus belle en arguant que je ne comprenais pas, que je ne pouvais pas imaginer ce que ça faisait d’avoir mal à s’en cogner la tête contre les murs !

Or, de mon côté, bien au contraire, sur l’instant, j’avais le sentiment d’être tout à fait à même de me mettre à la place de mon interlocutrice tremblotante. Avec tous ces mots qui faisaient la course et se bousculaient à l’intérieur de ses labyrinthiques circuits neuronaux, il était tout à fait logique qu’elle finisse par se créer des nœuds au cerveau, d’où le casse-tête. Alors bien sûr, c’est ce que j’ai essayé de lui expliquer, mais là encore ça n’a fait qu’empirer les choses. À ce stade, la conversation prenait une tournure que l’on pourrait qualifier de tragi-comique. Ninon me demandait maintenant de me concentrer et de l’écouter avec la plus grande attention qui soit avant de reprendre en attachant cette fois-ci un soin tout particulier pour articuler chaque unité de sens de la phrase qu’elle déployait lentement : « Nan ! Écoute bien. Je ne parle pas de ce que je dis, je parle des maux comme des douleurs physiques ! Tu saisis ? ». Suite à quoi, je comprenais effectivement ce qu’elle avait voulu dire depuis le début. Évidemment, elle n’avait pas tort, on le sait : les mots ont un poids et peuvent être blessants. Aussitôt dit, je me suis alors senti coupable et me suis permis de lui présenter mes plus plates excuses, au cas où, d’une quelconque manière, mes propos avaient pu l’offenser. Parfois, j’avais mon franc-parler ; Ninon, quant à elle, était une de mes meilleures amies, et s’il y avait bien une chose que je ne souhaitais pas en cette veille de Noël, c’était de lui gâcher la fête. Courtoisement, Ninon m’a laissé terminer mes excuses confuses, puis elle m’a regardé avec ce sourire imparable qui met immédiatement fin à toute forme de malentendu avant de simplement me dire avec cette indulgence chaleureuse qu’on lui connaît si bien : « Laisse tomber, ce n’est pas grave ». Et là, effectivement, j’ai laissé tomber. Le sourire touchant de mon amie était venu se poser délicatement sur moi comme une caresse, et j’ai tout de suite ressenti une sensation d’extrême chaleur dans l’estomac, comme si la bougie qui était pourtant posée sur la table brûlait aussi à l’intérieur de mes entrailles. Par conduction thermique, ma main, qui reposait sur mon ventre, est devenue à son tour de plus en plus chaude, au point de devoir la retirer. Afin de l’examiner et de m’assurer que la montée en température n’avait causé aucun dommage sur cet organe préhensile si cher à Homo Sapiens, je l’ai relevé machinalement pour l’avoir en face de mon visage et en l’observant d’un peu plus près, j’ai pu voir ce que jamais je n’avais remarqué jusqu’à présent. À savoir, des vagues. Les lignes de ma paume ondulaient dans tous les sens sans discontinuer. J’avais un océan au creux de la main qui s’étirait et se retirait au rythme de ma respiration. Conscient sur le coup de l’incongruité du phénomène qui provoquait en moi un sentiment mêlé d’angoisse et d’enthousiasme, j’ai tout de suite voulu faire part de cette découverte effarante à mes trois compères. Avec le recul, je me dis qu’il n’aurait sans doute pas fallu, mais quelque part c’était déjà trop tard, ce qui devait arrivait, arriva. Tout en brandissant ma main en l’air, j’ai redressé ma nuque pour pouvoir communiquer ce que je venais de constater autour de moi et c’est à partir de cet instant précis que tout est parti en vrille, littéralement.

Les meubles du chalet se sont mis subrepticement à bouger et à se téléporter à une vitesse ahurissante. À chaque fois que je clignais des yeux la commode ou la table basse changeaient de position. À chaque battement de cils, je percevais la pièce exactement telle qu’elle aurait pu être agencée dans tous un tas d’autres dimensions parallèles. En somme, le salon était rentré dans une sorte d’état de superposition quantique imposant un questionnement radical sur la position et surtout l’existence avérée de la plupart des objets ici présents. Avant de manger la dinde par exemple, j’aurais pu jurer sans aucun problème que quatre grandes chaussettes rouge et vert trônaient sur le rebord de la cheminée savamment décoré par Isaline. Mais pour l’heure rien n’était moins sûr ; toutes mes certitudes passées avaient volé en éclats. De manière à conserver une forme de stabilité dans cet environnement de plus en plus flou et accessoirement afin d’éviter de vomir sur la bûche au chocolat, j’ai donc décidé de focaliser mon attention uniquement sur le papier peint jaune du fond de la salle. Sans véritable succès, je dois dire puisque les motifs se sont mis à danser eu aussi, grossissant et se rapetissant de manière parfaitement aléatoire. Malgré tout, à force de fixer le mur du fond, j’avais fini par obtenir un réel regain en netteté, avec même une qualité d’image supérieure à la normale, en haute définition, dirait-on aujourd’hui. Surtout au niveau des couleurs qui étaient bien plus vives et apparaissaient dans des tons indéfinissables, lumineux, proches du rose-orangé, comme si on avait apposé un calque sur le réel qui me permettait de percevoir les choses exactement telles que j’aurais toujours dû les voir.

Plongé dans cette réalité qui m’apparaissait plus vives que jamais, je ne sais pas exactement combien de temps je suis resté immobile à contempler le papier peint du mur de fond. Je sais juste qu’un léger bourdonnement est venu me sortir de ma stupéfaction. C’était Ninon, elle était à côté de moi et elle parlait, toujours sans interruption. Je voyais ses lèvres qui bougeaient, mais je n’entendais strictement rien. Sa voix avait été mise en sourdine et il m’était donc très difficile de saisir son intention. Malgré tout, je sentais bien qu’elle voulait communiquer une information capitale avec moi. À mon tour, j’ai voulu lui dire que le son de sa voix avait été coupé mais impossible de prononcer quoi que ce soit. Les mots étaient bloqués par mes dents et ne parvenaient pas à sortir. Et quand, après un effort incommensurable, quelques mots ont tout de même fini par s’échapper de ma bouche, ce n’était tout simplement pas les bons. Ils n’avaient strictement rien à voir avec le fil de ma pensée et avec ma volonté d’expliquer les choses à Ninon. Elle et moi parlions de choses complètement différentes, un véritable dialogue de sourds. Quand j’ai finalement pris conscience que ce semblant conversation durait depuis un bon moment et que, de toute évidence, il ne nous mènerait nulle part, j’ai en même temps remarqué que je ne reconnaissais pas véritablement le son de ma voix. Certes, j’avais retrouvé une certaine fluidité dans mes propos, pour autant, à mesure que je parlais, j’avais l’impression qu’il s’agissait de la voix d’une autre personne, un peu comme si je m’entendais de l’extérieur. Dans une forme de dissociation assez inquiétante, j’avais la sensation que quelqu’un s’exprimait à ma place, quelqu’un d’assez proche, pas vraiment inconnu, mais sans être totalement moi non plus. Inévitablement, l’incompréhension qui régnait déjà entre Ninon d’une part et les résidus de ma personnalité de l’autre, s’est muée progressivement vers un non-sens quasi-total, jusqu’à ce que le rire absurde finisse par éclater, entrainant une réaction en chaîne inarrêtable, avec d’abord Ninon qui commença à rire frénétiquement, puis moi, et ensuite Isaline qui nous regardait ébaubie depuis le canapé et enfin Sylvestre qui revenait tout juste des toilettes, mais qui semblait pourtant avoir parfaitement compris l’origine du quiproquo. Les rires se sont répondus en écho pendant un certain temps au point de se confondre dans une cacophonie horripilante. Puis ce furent ensuite les visages de mes amis qui commencèrent à se mélanger entre eux. Ninon se retrouvait alors soudain avec les yeux verts d’Isaline tandis que Sylvestre portait le nez busqué de Ninon et les fossettes creusées d’Isaline. En l’espace de quelques minutes, l’ensemble de mes repères habituels avaient été complètement disloqués et je dois avouer qu’à ce moment-là je commençais sincèrement à avoir la gerbe.

Il me fallait maintenant trouver le chemin des toilettes, ce qui allait devenir une aventure en soi, car dans l’entrefaite, le sol du salon était devenu caoutchouteux et s’enfonçait dangereusement sous mes pas. Avec une concentration extrême et un certain sens de l’équilibre que je ne me connaissais pas, j’avançais doucement, mais sûrement jusqu’au couloir en essayant de ne pas regarder mes pieds, même si, en face, les choses n’étaient guère plus simples à gérer, surtout depuis que j’avais subitement acquis une sorte de vision périphérique. Pile devant moi, il y avait en effet, le couloir interminable au bout duquel se dressait la porte flegmatique des WC, mais de part et d’autre, une foule de personnes inconnues défilait en me regardant avec insistance, curieusement d’un côté avec une certaine sympathie, et de l’autre, avec une grande malveillance.

Non sans mal et en dépit de ces silhouettes aussi intrusives qu’antithétiques, lesquelles ont continué de m’épier sur l’entièreté de mon trajet, j’ai tout de même fini par arriver là où je le voulais, c'est-à-dire au cabinet. Je me suis empressé de tourner la clenche, de rentrer et de refermer rapidement la porte derrière moi pour me retrouver enfin seul. Mais après un éphémère soulagement, j’ai cessé d’exister. Qui étais-je ? Où étais-je ? Qu’étais-je venu faire ici ? Je n’en avais plus la moindre idée. J’avais perdu la conscience même du temps et de ma personne. J’étais comme figé dans une sorte de faille spatio-temporelle qui se trouvait au niveau des toilettes et il m’était tout bonnement impossible de m’extirper de ce monde interdit dans lequel j’avais pénétré et dont on ne revenait probablement jamais. Prisonnier de ces sanitaires malsains, j’ai vécu près d’un million de fois le même moment en boucle. Comme un CD enrayé, je revivais à l’infini cet instant où je m’approchais du lavabo et où je me passais de l’eau sur les mains avant de me rincer le visage. Et lorsque pour la nième occurrence de cette même scène, je me suis à nouveau laver les mains, cette fois-ci, j’ai ressenti une sensation tout à fait différente. Étrangement, en passant mes doigts sous le robinet, j’ai eu l’intime conviction que tout mon corps, exception faite de mes mains, était complètement trempé. Concomitamment, cette inversion inexplicable qui rendait sec ce qui était mouillé et mouillé ce qui était sec a eu pour effet de rompre brutalement la boucle temporelle dans laquelle je me trouvais et qui m’avait fait vieillir d’au moins dix ans.

Enfin, j’étais libéré de cet enfer mental ! Je pouvais dès lors sortir triomphalement des toilettes et, contrairement à ma venue dans le couloir, cette fois-ci mon retour s’est effectué sans le moindre écueil. Pour tout dire, j’avais même l’impression de marcher sur un tapis roulant qui m’assistait dans ma sortie vers le salon. Tout était désormais limpide. Les objets étaient devenus plats, parfaitement lisses. La réalité avait des allures de cartoons, elle était devenue simple et emplie de bon sens. Plus fort encore, dans une sorte de synesthésie folle, je pouvais maintenant humer les couleurs qui embaumaient l’atmosphère féerique du chalet. Le salon parfumé dans lequel j’arrivais à nouveau flottait dans une légèreté totale et semblait être bercé par une présence rassurante. Tout était aligné, impeccablement ajusté, exactement à sa place. Que s’était-il passé depuis mon départ aux toilettes ? Étais-je vraiment resté bloqué une éternité aux toilettes ? Et d’ailleurs, où étaient partis Isaline, Ninon et Sylvestre ? Les interrogations s’entremêlaient sans que je ne puisse trouver aucune explication rationnelle. Et c’est à ce moment-là, près du sapin, que pour la première fois, je les ai aperçus. Avec une bienveillance sans commune mesure, ils me souriaient. Pour me tranquilliser, ils me regardaient de manière malicieuse tout en sautillant et en me faisant des clins d’œil. Puis, ces minuscules petits bonshommes, dont je découvrais à peine l’existence même si au fond celle-ci m’apparaissait comme une évidence, se mirent à former une ronde avant de venir tournoyer en rythme autour du sapin de Noël aux mille et une guirlandes. Chacun de leur pas laissait derrière eux des traces luminescentes qui auraient très bien pu correspondre aux divers trajets empruntés par toutes les personnes ayant fréquenté ce chalet mousseux depuis qu’il avait été construit. Le lieu dans lequel je me trouvais avait une vie propre, il était le dépositaire de centaines d’histoires, de tranches de vie, d’anecdotes truculentes et les lutins ne faisaient qu’exhumer ces quelques traces du passé en dansant et en chantonnant…

Au moment où cette pensée fugace me traversa l’esprit, je perdis quelque peu l’équilibre ce qui me poussa à reprendre appui sur le plancher qui grinça fortement. Tout à coup, les lutins ont cessé de courir dans le salon en pagaille et tous leurs regards se sont braqués fixement sur moi. Étonnés par ma présence, ils se sont approchés de moi, manifestement contents de me voir enfin arriver. Paradoxalement, ils semblaient déjà me connaître alors qu’eux m’étaient étrangers. Ou plus exactement, j’avais la sensation de les avoir connus, mais dans un temps très reculé, presque onirique, et de les avoir complètement oubliés depuis. Cette conscience de l’oubli me plongea subitement dans une confusion assez profonde. Les lutins s’en aperçurent et redoublèrent d’efforts pour continuer à me rassurer. Prodigieusement, ils arrivaient à communiquer avec moi sans parler. Simplement en clignant de l’œil ou en souriant avec malice, une partie de leurs pensées m’était accessible et je sentais chez eux une forte envie de me montrer quelque chose d’important. Les petites créatures farfelues, qui habitaient ce même chalet, bien qu’il fût, pour eux, établi dans un plan sensiblement différent du nôtre tout en y conservant malgré tout quelques liens, ont alors commencé à agripper mes mains pour m’entraîner vers le sapin afin de me faire part d’une partie infime de leur univers enchanteur. Un des lutins a alors attrapé une boule particulièrement lumineuse qui ornait le sapin avant de la déposer entre mes mains dans un geste méticuleux. Et c’est en la tenant fermement entre mes mains que j’ai compris naturellement toute l’importance et le caractère presque sacré que revêtait cet objet pour ces petits êtres de lumière. Il s’agissait en quelque sorte d’une représentation condensée et partielle de la conscience des bois qui entouraient le chalet. Avec précaution, je me suis mis à contempler la boule magique et à la scruter sous tous les angles. À travers le cristal de sa surface scintillante, je parvenais à voir non seulement mon reflet, mais aussi des centaines de souvenirs éparpillés qui s’évadaient progressivement de ma mémoire. Ces petites bribes du passé, ces numéros de téléphone, ces paroles insignifiantes que j’avais pu prononcer s’envolaient et partaient à jamais en me délestant d’un encombrement cérébral ô combien superflu. En supprimant toutes ces informations inutilement stockées aux confins de ma mémoire, certains souvenirs plus authentiques ont ainsi pu ressurgir. Parmi toutes ces images qui défilaient, j’ai notamment pu revivre avec une acuité incroyable un souvenir d’enfance assez neutre, mais somme toute plutôt heureux. Mon cartable sur le dos, je revenais simplement à pied de l’école sauf que j’empruntais un chemin légèrement différent par rapport à d’habitude. Et tandis que je me plongeais à corps perdu dans cette douce rêverie enfantine, un des lutins a posé sa main sur la boule lumineuse pour la récupérer avant de la raccrocher au sommet du sapin. Toujours sans qu’il ne prononce le moindre mot, j’ai compris que leur monde incroyable regorgeait d’innombrables objets tout aussi magiques, mais que je ne pouvais y avoir accès, soit parce que je n’étais pas prêt à les voir ou bien parce que simplement certaines choses n’étaient pas faites pour être vues.

À la suite de cette nouvelle réalisation, l’euphorie des petites créatures de Noël s’est peu à peu dissipée. Le salon est redevenu de plus en plus calme et les lutins ont commencé à disparaître, quittant un à un la pièce tout en me gratifiant d’un amical salut de la main pour me dire au revoir, jusqu’à ce que je me retrouve finalement à nouveau seul avec le sentiment que je ne reverrai probablement plus jamais ces petits personnages si drôles et en même tellement énigmatiques. Cette possibilité, d’avoir vécu une expérience unique et définitivement révolue, a fait monter en moi une angoisse poignante qui m’a rapidement donné le tournis et m’a poussé à m’asseoir en face de la cheminée. Une fois enveloppé dans le réconfortant fauteuil, je suis rapidement devenu gélatineux, mou comme un flan. Complètement fasciné par les flammes qui dansaient dans la cheminée, j’ai eu l’impression de fondre et de progressivement faire corps avec le fauteuil. Seuls mes poignets dépassaient légèrement des accoudoirs tandis que le reste de mon corps était complètement absorbé, en fusion totale avec le fauteuil. Là, dans les flammes, il y avait tout un monde complexe et organisé. En me concentrant bien, je pouvais voir les rouages de ce microcosme, les minuscules étincelles traversant l’âtre de part en part à une vitesse folle, les ondulations des flammèches et les volutes des fumées s’élevant lascivement vers le haut du foyer, ainsi qu’une myriade de détails insignifiants qui se révélaient à moi au fur et à mesure que ma perception de la matière s’affinait.

Puis, mon attention vint ensuite se focaliser sur les bûches des bois. J’entendais maintenant les crépitements assourdissants du feu, le bois qui craquelaient atrocement, qui pleurait et se mourait à petit feu. À cet instant, je pouvais ressentir toute la souffrance de l’arbre qu’on avait déraciné, scié et torturé avant de le brûler dans les flammes de l’enfer. J’étais le témoin d’un gâchis immonde qui réduisait la sève en cendre. Toute la noblesse et la sagesse de cet arbre centenaire se consumaient dans l’ignorance la plus crasse. Envahi par le dégoût, je prenais soudainement conscience de la mort, des inepties du quotidien, de la vacuité des choses et du devenir, de l’être qui se transforme peu à peu en néant.

Épousant toujours un peu plus les formes incurvées du fauteuil, j’avais beau être devant la cheminée, j’avais maintenant terriblement froid et je tremblais comme une feuille jusqu’à ce que soudain, le souvenir qui m’était apparu en contemplant la boule du sapin resurgisse à nouveau dans un coin isolé de ma tête. Saisi par un curieux sentiment, je comprenais enfin ce que je venais d’expérimenter quelques instants plus tôt. En empruntant un chemin légèrement différent pour rentrer de l’école, j’avais modifié ce souvenir banal et, en conséquence de quoi, j’étais maintenant, moi aussi, légèrement différent. Mon identité avait bougé d’un iota et donc forcément je n’étais plus vraiment le même. Le chalet et le monde qui m’entouraient m’apparaissaient dorénavant comme une copie très fidèle de la réalité sans que celle-ci ne coïncide parfaitement avec mon monde d’avant. Pour autant, ce décalage avec ma réalité habituel m’avait conféré une conscience aigüe de la pièce que je redécouvrais sous un nouveau jour. Tout en observant attentivement ces infimes variations, je me rendis compte par la même occasion qu’Isaline, Ninon et Sylvestre étaient réapparus comme par magie. Ils étaient là, tous les trois, Isaline allongée par terre en étoile de mer, Ninon dans le canapé les yeux rivés sur le plafond et Sylvestre tel un Bouddha, assis en tailleur, le sourire aux lèvres et les yeux paisiblement fermés, agitant périodiquement son yo-yo, de haut en bas. Pendant cette séparation, mes amis avaient eux aussi fait peau neuve. Je retrouvais bien leur visage, mais leurs traits étaient beaucoup plus précis qu’auparavant, comme si je les rencontrais à nouveau pour la première fois.

Subjugué par autant de nouveautés, mes forces se sont peu à peu vidées au point de ne plus pouvoir lutter contre mon esprit qui n’arrivait pas à assimiler une telle quantité d’informations inédites. Tout ce tohu-bohu, ces visions, ces pensées inextricables avaient fini par m’anesthésier complètement. Comme si j’émergeais d’un rêve étrange, j’avais l’impression d’être là sans vraiment être là et n’en tenant plus, harassé par la fatigue mentale, je me suis alors dirigé vers la chambre. Puis, après avoir étiré sans trop savoir comment le muscle qui précisément devait être étiré, je me suis laissé tomber en arrière sur le lit en étant tout habillé, mais avec le sentiment d’être nu comme un ver. Dès que mes yeux se sont fermés, les hallucinations ont repris, cette fois-ci en filigrane, avec une intensité beaucoup moins forte que précédemment. À nouveau, je voyais ces petites créatures espiègles qui flottaient autour de moi. Communiquant toujours par télépathie, certains d’entre eux en passant me posait systématiquement la même question : « Alors, tu te rappelles ? ». Rapidement, ils comprenaient que je ne me souvenais de rien. Tout cela n’avait plus aucune forme d’importance. Les petits elfes m’indiquaient que peut-être un jour, je me souviendrais, plus tard, ou peut-être pas… Quelques images défilèrent encore vaguement et puis finalement sans frustration, dans l’apaisement le plus total, pleinement satisfait de ce Noël fongique, je me suis endormi avec l’ambivalente sensation d’avoir vécu quelque chose d’incroyable sans l’avoir vraiment vécue.

mardi 20 janvier 1998