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Comment guérir lorsqu’on est humain, trop humain ?

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« Alors, c’est grave docteur ? » - « Monsieur » répondit l’homme à la blouse blanche « Vous savez… Dans notre corporation, le plus compliqué n’a jamais été les années d’études, ni les préoccupations quotidiennes liées aux opérations chirurgicales potentiellement délicates, mais bien plutôt de savoir trouver les mots justes. Et malheureusement, je crains que dans votre situation, il n’y ait pas véritablement de manière adéquate... Après toutes ces années de pratique, si l’exercice de la médecine m’a bien appris une chose en matière de déontologie, c’est que l’honnêteté, indépendamment de la gravité des circonstances, doit toujours prévaloir. Faute de quoi, la relation de confiance établie et censée perdurer entre le docteur et son patient est définitivement rompue. Alors voilà, inutile de tourner autour du pot, je vous le dis sans détour : vos analyses ne sont pas bonnes. Pas bonnes du tout même. »

Le patient resta en état de choc. Et constatant que son diagnostic avait plongé ce pauvre malheureux dans un malaise profond, l’hippocratique professeur de médecine essaya, tant que faire se peut, d’alléger ses propos avec quelques euphémismes : « Disons que ce n’est pas banal. Un cas d’école pour ainsi dire. Mais rassurez-vous tout de suite, rareté n’est pas synonyme d’incurabilité. Il y a quand même des chances de s’en sortir. »

Les mots du docteur résonnaient dans la tête du patient sans qu’il ne puisse véritablement saisir l’étendu des nuances possibles entre la lueur d’espoir et la condamnation inéluctable. Pour lui, son destin avait été scellé. Quelques secondes avaient suffi pour le faire passer de la santé à la maladie. Comment cela était-il possible ? Lui qui s’était toujours senti en pleine forme, avec toujours l’infatigable envie de croquer la vie à pleines dents... : « Mais qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que j’ai ? » interrogea-t-il alors que quelques gouttes de sueur coulaient sur les rides de son front plissé par l’inquiétude. Avec pondération, le médecin reprit son explication en regardant le malade droit dans les yeux : - « Sans rentrer dans les détails du diagnostic clinique, disons pour faire simple, que vos radiographies montrent assez nettement que votre cœur est, en quelque sorte, tuméfié par un sévère excès d’humanité »

Après avoir intériorisé péniblement l’annonce de la mauvaise nouvelle, le souffrant n’en resta pas moins interloqué par l’existence d’une telle pathologie dont il n’avait jamais entendu parler jusqu’ici. Il se permit d’insister auprès du docteur : « Un excès d’humanité, c’est possible ça ? ». Voyant que les tressaillements du patient s’intensifiaient, le docteur l’invita à aller s’asseoir sur la chaise flanquée dans le coin du bureau à demi éclairé par la lumière verdâtre et cafardeuse propre aux hôpitaux, aux pharmacies et aux cabinets médicaux.

Parmi toutes les interrogations qui fusaient dans la tête du malade, certaines étaient plus importantes que d’autre et il fallait, en dépit du bouleversement qui l’avait envahi, essayer de hiérarchiser les demandes. Rapidement, il comprit qu’une seule question valait véritablement la peine d’être posée : « Et… Et c’est si grave que ça ? ». Avant même que la question ne surgisse à la pointe des lèvres tremblotantes du malade, l’éminent médecin avait eu le temps nécessaire pour ratisser sa mémoire au peigne fin et ainsi se remémorer les symptômes de cette pathologie rarissime évoquée brièvement çà et là dans de vieux manuels médicaux, au milieu de quelques sous-paragraphes inévitablement survolés tant la probabilité pour qu’un médecin ait, au cours de sa carrière, à faire face à un tel cas clinique, était faible : « Eh bien, pour ne rien vous cacher, je me dois de vous dire effectivement que vivre avec de l’hyperanthropisme n’est pas forcément évident. Comme toujours en médecine, un cas ne fait pas l’autre et chaque patient éprouve la maladie d’une manière différente. Mais disons que, graduellement, vous risquez d’être de plus en plus handicapé au quotidien. Dans des stades avancés de la pathologie ou dans les formes les plus sévères, il faut s’attendre à un impact retentissant dans les interactions sociales même les plus primaires. Sans parler des symptômes indirectement associés à la maladie qui, de toute évidence, peuvent aussi avoir des répercussions psycho-sociales importantes : anxiété, dépression, mal-être généralisé et cetera… ».

À mesure que le docteur énumérait les symptômes drastiques de la terrible maladie, l’homme accablé qui s’en savait désormais souffrant s’affaissait au fur à mesure sur sa chaise, l’ajout de chaque nouvelle conséquence néfaste le faisant glisser toujours un peu plus vers le bas. La gorge nouée, il arriva à peine à faire entendre une nouvelle question : « Et qu’est-ce qu’on peut faire docteur ? »

« Une ablation. » L’homme de science fut catégorique. « C’est la seule solution pour que vous puissiez vous en sortir. » Le médecin s’empara ensuite de la radiographie et se mit à désigner avec la pointe de son stylo la zone atteinte : « On va pratiquer une petite incision juste ici et puis on va vous retirer ce petit supplément d’âme que vous avez là et qui n’en finirait pas de vous mener la vie dure s’il en venait à continuer à grossir ». Le malade dont la teint était au moins aussi pâle que la blouse du savant docteur retrouva quelques couleurs : « Je suppose qu’il n’y a pas d’alternative ? » Le silence du docteur eut valeur d’approbation et le malade comprit qu’il fallait s’y résoudre et faire confiance au praticien reconnu pour son savoir et sa noblesse de caractère.

« Je comprends votre détresse mon cher monsieur, mais vous êtes entre de bonnes mains. Croyez-moi, et c’est l’homme qui vous parle ici et non pas le médecin, dès lors qu’il reste ne serait-ce qu’une maigre chance de s’en sortir, il faut toujours la saisir, quitte à tenter le tout pour le tout. Certes, il ne s’agit pas d’une opération bénigne, mais soyez assuré que si je vous la propose, c’est que je me sens capable de la mener à bien » Dans cet élan, dur à entendre mais nécessaire, le grand spécialiste rappela que, malgré les risques encourus, jamais il ne s’engagerait dans une telle opération sans cette conviction sincère, dépassant de loin le simple geste médical, qui le poussait à penser qu’il s’agissait là de la seule voix vers la rémission totale.

Le ton convaincu du médecin rassura le patient qui acquiesça d’un signe de tête, donnant par là même son consentement pour l’opération. Le docteur ému posa sa main sur l’épaule du malade avant de poursuivre : « Bientôt, vous verrez, de toute cette histoire, il ne restera plus qu’un mauvais souvenir. Passez donc au secrétariat pour voir si nous pouvons convenir d’une date pour qu’on vous opère. Dans l’entrefaite, j’ai quelques prescriptions à vous donner. Une sorte de régime avant le jour de l’intervention pour essayer de faire dégonfler au maximum cette boursouflure de la conscience qui vous afflige. À tout hasard, êtes-vous impliqué dans la vie associative ou dans une quelconque activité de nature caritative ? ». Le malade répondit par l’affirmative en déclarant avoir toujours été investi dans diverses missions altruistes afin de venir en aide au plus nécessiteux. Le médecin regarda alors le patient avec une certaine sévérité et ordonna : « Bien, dans ce cas, il va falloir arrêter ça tout de suite ! Pareil pour tout ce qui est de l’ordre du don, de soi, ou à valeur pécuniaire. Terminé. De même que si vous aviez l’habitude, mettons, de faire traverser les vieilles dames, de laisser votre place dans le métro ou d’aller donner à manger au chat de la voisine grincheuse, dorénavant, il faudra s’en abstenir ».

L’honorable docteur marqua une pause pour laisser à son patient le temps d’appréhender les restrictions draconiennes auxquelles il devrait maintenant s’astreindre. Puis, il reprit avec cette fois-ci une liste de recommandations : « J’imagine que comme tout le monde vous avez la télévision chez vous… Eh bien, il va falloir la regarder souvent à partir de maintenant. Beaucoup plus souvent même. Au moins jusqu’à l’opération. Je sais qu’au début, ce n’est pas forcément très agréable d’ingérer une telle quantité d’informations nauséabondes. Mais ne vous en faites pas, comme pour tout traitement, c’est juste une habitude à prendre. Dans quelque temps vous verrez, votre œdème empathique commencera à se résorber et vous allumerez la télé avec même un certain plaisir… »

Atterré mais conscient des enjeux, le souffrant baissa tristement la tête en comprenant que, pour s’en sortir, il allait devoir révolutionner son existence toute entière. Le médecin prit à nouveau son patient par l’épaule tout en lui souriant. En l’emmenant docilement vers la sortie du cabinet, il empoigna la porte d’une main ferme et finalement, avec une légère hésitation, il tendit son autre main à celui qui n’était plus tout à fait comme les autres puisqu’il était devenu, par mégarde, trop humain.

samedi 2 juin 1990