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Comment tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler ?

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Tous les soirs, Archimède s’asseyait inquiet sur le rebord du lit conjugal. En face de lui, la fenêtre pluvieuse renvoyait l’image distordue de Zélie, son épouse qui disparaissait progressivement dans l’obscurité de la chambre.

Tombée dans un profond mutisme, Zélie n’adressait presque plus la parole à Archimède qui guettait désespérément le moindre frémissement, l’esquisse d’une parole, le plus petit éclat qui viendrait fissurer le mur de tristesse qu’elle avait bâtie autour d’elle.

Il y a maintenant bientôt deux ans, la vie de ce jeune couple avait basculé brutalement lorsque Félicien, leur petit garçon, avait été emporté par la maladie. Une fièvre anodine, qui s’était muée en infection, puis en drame. La scène défilait sans cesse dans la tête d’Archimède. Le couloir interminable des urgences, le cœur qui bat à toute vitesse, les mots glaçants du médecin : « On n’a rien pu faire ».

Depuis cette annonce tragique, Zélie avait sombré dans un désespoir abyssal. Les premières semaines, elle ne quittait plus la chambre à coucher où les innombrables jouets de leur enfant étaient restés éparpillés à même le sol, figés comme les vestiges d’un monde à jamais révolu. Elle passait ses nuits entières blottie dans la petite couverture bleue à motifs colorés, respirant le parfum innocent de Félicien qui s’évaporait inexorablement.

Les semaines étaient passées les unes après les autres et Zélie s’était remise à se lever, à bouger, à travailler, mais elle n’était plus vraiment là. Une part d’elle-même s’était éteinte, quelque chose de vital et d’irremplaçable. Le sourire radieux qui illuminait autrefois son visage avait quitté ses lèvres pour laisser place à une froideur mélancolique. Elle ne riait plus, ne pleurait pas non plus. Zélie était tout simplement absente, perdue dans un espace fantomatique où Archimède tentait parfois, en vain, de la rejoindre pour la ramener avec lui parmi les vivants.

Un jour d’hiver, Archimède, à court d’idées pour réveiller la flamme qui sommeillait dans le cœur de son épouse, s’était mis maladroitement à lui raconter une simple plaisanterie. Une histoire hasardeuse de canard sur un side-car rouillé qui lui était passé par la tête et qui l’avait toujours fait rire depuis sa plus tendre enfance. Ce soir-là, il avait vu ses lèvres se tendre, presque malgré elle. Ce n’était pas un vrai sourire, non. Juste une sorte de réflexe furtif, un souvenir physiologique qui appartenait à la Zélie d’avant. Pourtant, pour Archimède, cet infime frémissement qu’elle avait eu à la commissure des lèvres, s’était révélé comme une soudaine lueur d’espoir. Il s’était dit que peut-être, quelque part, un fil invisible et fragile le reliait encore à elle, un fil, tissé dans les mailles du passé, qui pourrait les ramener au temps béni où la joie était encore possible.

Dès lors, chaque soir, il s’imposait la même mission, absurde mais nécessaire, d’inventer une nouvelle histoire drôle. C’était devenu son rituel, sa manière à lui de dire qu’il était là, prêt à tout, même à en rire alors que leur monde s’était effondré. C’était dérisoire certes, mais c’était la dernière chose à laquelle il pouvait se raccrocher. Il s’en était fait un devoir. Car s’il existait ne serait-ce qu’une minuscule chance pour qu’un jour Zélie puisse, au-delà de la douleur et du chagrin, retrouver la force de sourire, alors ça devait valoir le coup d’essayer.

Au fur et à mesure, les blagues loufoques, les devinettes bancales et les jeux de mots farfelus, griffonnés souvent à la hâte, s’entassaient dans un petit carnet mauve à la couverture écornée. Certaines trouvailles pouvaient prêter à rire, d’autres étaient franchement ratées, mais tout ça n’avait aucune importance au final. Ce qui comptait, c’était cette promesse d’un lien retrouvé qui devait se concrétiser lentement, sans brusquer les choses, une histoire après l’autre, jusqu’à ce que l’une d’entre elles, fût-elle la mille-et-unième, finisse par toucher Zélie en plein cœur et redessine sur son doux visage ce sourire radieux qu’il aimait tant.

Voici justement une de ces histoires, retranscrite ici exactement telle qu’elle fut écrite dans le carnet mauve qui reposait sur la table de chevet. Elle fut racontée, avec tendresse, dans la soirée du 13 février 1992 alors qu’une neige épaisse et immaculée tapissait le jardin silencieux :

Nous sommes en pleine guerre russo-persane, à cette époque où le sabre faisait encore partie intégrante de l’habit conventionnel des officiers de l’armée du Tsar, à la fois en tant que symbole de leur statut et comme arme indispensable pour le combat.

Dans une des casernes installées en plein cœur de Tiflis, le colonel Ivanov observe la cour d’un œil distrait et remarque tout à coup que le lieutenant Lethovski qui longeait nonchalamment le patio ne porte pas son sabre – un manquement impardonnable, étant entendu que chaque officier se doit de porter cet emblème de prestige en tout temps. N’affectionnant pas particulièrement le lieutenant Lethovski qu’il juge paresseux, le colonel Ivanov décide de profiter de cette occasion pour le faire monter afin de lui passer un savon dans les règles de l’art.

Sommé par le garde, Lethovski s’exécute. En passant par le deuxième étage, celui des officiers, Lethovski s’arrête et demande à un bon camarade de lui prêter temporairement son sabre réglementaire tout en promettant de le lui rendre après son entrevue avec le colonel. Le camarade accepte, Lethovski monte d’un étage et frappe à la porte du bureau de son supérieur. Alors qu’il franchit le seuil, le colonel se frotte déjà les mains, impatient qu’il est de sermonner Lethovski, ce lieutenant fainéant qui n’en fait toujours qu’à sa tête. Mais, à sa grande surprise, le colonel remarque très vite que Lethovski porte bien, tel que son grade l’exige, son sabre, rangé comme il se doit dans son fourreau. Pour ne pas perdre la face, le colonel Ivanov improvise : « Lethovski, pour les manœuvres de demain, nous les avancerons à 6h tapante ». « Bien mon colonel » acquiesce Lethovski qui redescend aussitôt, s’arrête au deuxième et rend son sabre à son camarade avant de retourner flâner dans la cour de la caserne.

Du haut de la fenêtre du troisième étage, le colonel blessé dans son ego qu’il a surdimensionné, reprend l’observation de ses troupes. Son attention se focalise rapidement sur Lethovski lorsqu’il s’aperçoit à nouveau que celui-ci ne possède pas, en dépit des prescriptions habituelles., son sabre réglementaire. D’un geste autoritaire, le colonel intime au garde l’ordre de faire monter immédiatement le lieutenant Lethovski afin de lui administrer une sanction sévère mais juste, à la Russe.

À la hâte, Lethovski remonte, fait un détour au deuxième pour récupérer à nouveau le sabre de son compère, avant de monter finalement au dernier étage où le colonel Ivanov l’attend de pied ferme. Ravi à l’idée de pouvoir flanquer au trou cet imbécile de Lethovski, le colonel est finalement pris au dépourvu lorsqu’il s’aperçoit avec aigreur que, contre toute attente, le lieutenant Lethovski porte, conformément à l’usage, le sabre réglementaire dont la poignée lustrée brille de mille feux sous la lumière éclatante qui transperce la fenêtre du bureau. À l’improviste, le colonel révise son commandement : « Lethovski, finalement, après réflexions, pour les manœuvres de demain, elles se feront comme d’habitude à 7h précise et je passerai moi-même les unités en revue avant de démarrer ». « Oui colonel !» répond Lethovski au garde-à-vous tout en réprimant un sourire qui trahit une forme de mépris que le lieutenant a toujours eu à l’égard de son chef. Suite à quoi, Lethovski fait une halte au deuxième, rend le sabre qui ne lui appartient pas à son propriétaire. Il rejoint la cour et le colonel, frustré par la tournure imprévue des événements, sa fenêtre.

Une fois encore, et cette fois-ci presque sans surprise, le colonel Ivanov constate amèrement que, à l’encontre du respect des règles et des traditions du régiment, le lieutenant déambule dans la cour sans le sabre qui doit être obligatoirement fixé en toute circonstance à la ceinture de la tenue militaire de tous les officiers. Furibard, le colonel convoque le garde qui surveillait l’entrée du bureau : « Garde ! Venez ici, installez-vous de l’autre côté du bureau, penchez-vous à la fenêtre et dites-moi ce que vous voyez ». Craintif face aux sautes d’humeur du colonel acariâtre, le garde se précipite à la fenêtre et balaye la cour d’un regard scrutateur : « Mon colonel, je vois la garnison qui s’affaire dans la cour de la caserne ». Avec un ton désormais professoral, le colonel poursuit son interrogatoire : « Et que pouvez-vous me dire au sujet de la tenue réglementaire du lieutenant Lethovski ? » « Mon colonel, je peux dire que le lieutenant ne porte pas son sabre réglementaire ». Le colonel croise alors les mains derrière son dos, se tourne lentement vers le garde et, avec la suffisance qui accompagne habituellement ses propos, il lui dit : « Eh bien non garde, vous auriez dû dire, il SEMBLE QUE le lieutenant Lethovski ne porte pas son sabre réglementaire ».

samedi 13 février 1993