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Comment se relever après un miracle ?

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Comme tous les matins, Célestin se lève aux aurores, en même temps que les poules. Il est précisément 5h30 quand le coq pousse son cri orgueilleux, perçant le silence de la campagne encore endormie. Nous sommes en plein cœur du mois de juin, et Célestin lui n’a pas de questions à se poser : il sait précisément ce qu’il doit faire. Pas de vacances pour les braves, Célestin doit travailler. Chaque été, une fois l’école terminée, il aide son grand-père aux champs, ce qui, soit dit en passant, ne l’a jamais vraiment dérangé. D’abord parce qu’il en a l’habitude et ensuite parce qu’il a toujours aimé cet air frais et vivifiant du petit matin qui se dépose sur son visage comme une caresse. Aujourd’hui, sa mission est simple : il faut retourner les innombrables bottes de foin disséminées dans la cour. La veille, elles ont été appariées deux à deux en forme de tipis, pour les préserver de la rosée. Ce matin, seuls les pieds des bottes sont encore humides, gorgés de l’eau puisée dans les profondeurs de la terre.

Particulièrement enthousiaste à l’idée de commencer cette journée qui s’annonce trépidante, Célestin termine alors en hâte son petit-déjeuner, file embrasser sa mère qui est encore dans les choux, dévale l’escalier du perron et file à toute allure sur son vélo en direction de la fermette de son grand-père.

Maurice, le grand-père, l’attend justement de pied ferme et se fend d’un large sourire lorsqu’il aperçoit le vélo furibard du gamin qui arrive à toute allure dans la cour. Ce matin, il y a du pain sur la planche. Mais ce qui est un travail pour le grand-père sérieux n’en reste pas moins un jeu pour l’enfant insouciant. Le jeu, justement, consiste à courir le plus vite possible à travers la ferme en donnant un léger coup de pied bien placé à la base de chaque tipi pour retourner toutes les bottes sur leur face sèche. Et effectivement, les bottes tombent sur le sol, les unes après les autres tandis que Célestin détale comme un furet, léger et sûr de lui. Mais comme tous les enfants plein d’entrain, Célestin oublie parfois de faire attention et ses chaussures, un peu trop grandes pour lui, finissent par trahir son pas confiant. Il glisse et s’écroule de tout son long. La douleur est immédiate, aiguë, lancinante. Son cri retentit dans le calme du hameau. Maurice accourt, alerté par la plainte déchirante de l’enfant. L’affaire a l’air sérieuse, d’autant que le gamin n’est pas genre à faire du cinéma. Lorsque Maurice appose sa main sur la cheville de Célestin, le grand-père comprend effectivement que la blessure est grave. Les traits du visage de l’enfant se tordent sous le coup de la douleur. La situation est préoccupante. Si rien n’est fait rapidement, le garçon ne pourra pas marcher vaillamment pendant des jours, qui sait peut-être, des semaines. Et Maurice, lui dont la force diminue de jour en jour, a définitivement besoin du gamin pour l’aider à la tâche. Cas de force majeure, il n’y a pas d’autres solutions : il faut aller voir Madame Baudu.

Le grand-père porte Célestin à bout de bras, sans trembler, tout en lui soufflant d’une voix rassurante de ne pas s’inquiéter — que Madame Baudu allait s’occuper de tout. Célestin, pourtant, de son côté, n’est pas vraiment jouasse à l’idée de rencontrer la vieille voisine. Cette femme à la peau rêche, au visage buriné par des années passées sous le soleil des champs, l’avait toujours un peu impressionné. Chaque fois qu’il l’apercevait de loin, voûtée, traînant sa bouteille de lait le long du chemin, une drôle de sensation lui nouait le ventre. Une sorte d’angoisse diffuse, impalpable… Un frisson qu’on n’explique pas. Malgré tout, vu la situation, Célestin n’a pas le choix et il le sait. Il faut s’en remettre à elle et simplement faire confiance à son grand-père.

Maurice toque à la porte et après quelques longues secondes, Madame Baudu, apparaît comme par magie sur le petit paillasson de la porte d’entrée. D’un seul regard, elle saisit l’ampleur du problème. Sans poser de question, elle ordonne à Maurice de déposer l’enfant au sol. Et après avoir pris une longue inspiration, elle approche délicatement sa main au-dessus de la cheville de Célestin – sans jamais la toucher. Dans un geste à la fois lent et précis, elle fait tourner sa main au-dessus de la jambe blessée. Ses lèvres, serrées comme un fil, se mettent ensuite à remuer pour marmonner des mots à peine audibles, dans une langue que Célestin ne connaît pas. Sa voix est rauque, presque animale, et rythmée par d’étranges inflexions ; la prosodie d’une prière oubliée. À mesure que la main de la vieille dame, tournoie autour de la jambe de Célestin, le jeune garçon commence à sentir des picotements, puis une sorte de fraîcheur irradiante, presque mentholée tout autour de sa cheville meurtrie. Au bout de quelques minutes, les circonvolutions de la main fripée de la voisine diminuent en intensité jusqu’à la main finisse par s’arrêter, nette. Célestin ressent encore quelques fourmilles dans sa jambe, mais déjà les douleurs ont disparu. Avec précautions, il se redresse. Il fait quelques pas en avant. Aucune grimace. Pas un gémissement. Il marche à nouveau, comme si rien de tout ça n’était arrivé. Hésitant et impressionné, Célestin incline la tête en direction de la vieille femme, un peu maladroitement, en guise de remerciement. Elle, qui semble plus lasse que jamais, esquisse un bref geste de la main, difficilement interprétable, à mi-chemin entre une réponse silencieuse au merci du garçon et un au revoir brusque.

Suite à quoi, Célestin reprend son travail sans la moindre gêne. Étrangement, l’incident s’efface bien vite de son esprit. Ce n’est que bien des années plus tard, une fois devenu adulte, que le souvenir de cette guérison miraculeuse refera surface, chargé d’un mystère qu’il ne saura jamais expliquer. Pour l’heure, l’enfant a repris son jeu avec les bottes, presque aussi téméraire qu’avant, à peine un peu plus prudent.

Le lendemain, lorsque Célestin arriva de nouveau à la fermette, Maurice, le grand-père, lui enjoint d’aller voir la voisine pour lui présenter cette fois-ci des remerciements en bonne et due forme. Légèrement inquiet à l’idée de revoir la vieille dame — mais sincèrement reconnaissant de ce qu’elle avait fait pour lui —, Célestin prend son courage à deux mains. Du haut de ses trois pommes, il toque à la porte de Madame Boudu. Il attend un temps, mais comme personne n’ouvre la porte, il frappe à nouveau. Quelques cinq minutes plus tard, alors que Célestin allait retourner vers la ferme, quelqu’un finit par ouvrir la porte. Au grand étonnement de Célestin, ce n’est pas Madame Baudu. Un homme frêle, tout aussi ridé qu’elle, les yeux ternes, presque opaques, se tient là sur le pas de la porte et se présente comme étant le frère de la voisine. Décontenancé, Célestin hasarde : — Elle n’est pas là, Madame Baudu ? Le vieillard plisse les yeux, puis répond d’une voix cassée : — Mon garçon, tu peux marcher toi, n’est-ce pas ?
Célestin hoche timidement la tête sans mot dire. Et l’homme de conclure, comme une énigme glissée au vent : — Eh bien, elle, elle est clouée au lit.

mardi 18 février 1992